Des élèves ont rendu des copies blanches dans l’épreuve de philosophie lors des derniers examens trimestriels dans certains lycées de la capitale. L’information, rapportée par certains titres de presse, précise que ces élèves ont déclaré la philosophie « kofr » (mécréance, impiété) et insulté les professeurs qui la dispensent. Les faits sont corroborés dans un rapport établi par la Fédération des parents d’élèves d’Alger, laquelle s’inquiète de la dérive fondamentaliste qui déclare la guerre à l’enseignement de la philosophie. La matière «philosophie» a été toujours le parent pauvre de l’enseignement secondaire, avec, dans une moindre mesure, mais de façon toujours aussi dommageable, l’histoire et la géographie. Si auparavant, les élèves y voyaient une forme de vain « baratin », les choses ont aujourd’hui évolué inscrivant la dérive dans un cadre idéologique nourri par l’extrêmise religieux. Le phénomène n’est pas nouveau. Le discrédit frappant les sciences humaines et sociales remonte à la période où les matières inhérentes à ces disciplines étaient enseignées en langue française, aussi bien pour la philosophie au lycée que pour la sociologie, le droit, l’histoire, l’anthropologie culturelle, l’ethnologie ou l’économie dans les universités. Le problème a pris une ampleur considérable depuis que la plupart de ces matières ont été officiellement arabisées à partir du milieu des années 1980 ; officiellement, car, dans la réalité des choses, dans les amphithéâtres de nos universités, le français se trouve mêlé à l’arabe, une cohabitation qui n’est pas toujours issue d’une ambition d’élever le niveau, de donner des horizons nouveaux aux étudiants et d’embrasser les différente facettes d’un panel de disciplines qui n’ont pas toujours l’avantage de la lisibilité immédiate. Le « sabir » en vigueur dans nos salles de classe pour expliquer la phénoménologie de Husserl, les concepts d’inconscient collectif, de classe sociale ou de sublimation, est plutôt dicté par la nécessité impérieuse de faire passer le message aux étudiants, par quelque moyen que ce soit, vu l’état de faux bilinguisme dans lequel ils se trouvent, situation s’apparentant souvent à une nullité avérée dans les deux langues. Ayant fait leurs études primaires et secondaires en arabe, les étudiants se trouvent confrontés à un problème de taille : les références bibliographiques, soit à caractère didactique soit des ouvrages de fond, sont dans la majorité des cas écrites dans les langues occidentales et, pour le cas qui nous concerne, en langue française. Les quelques cas d’ouvrages traduits, non seulement ils représentent une infime partie de la production mondiale en la matière, mais aussi présentent fréquemment l’inconvénient d’une traduction approximative, parfois littérale, qui laisse de côté les idées essentielles véhiculées par les ouvrages-sources. D’autres problèmes, liés à la conception très restrictive que se font les étudiants de la matière en question, finissent par constituer un handicap sérieux pour la suite du cursus. Nous avons vu des étudiants en démographie désemparés devant des modules de statistiques auxquels ils n’étaient pas préparés ; et pourtant, le moins branché des hommes ayant reçu le minimum d’instruction pourra se rendre compte que sans les statistiques, la science démographique n’aurait jamais vu le jour. Les étudiants en sciences humaines et sociales font face à plusieurs problèmes à la fois. En tant qu’ensemble de disciplines participant à la préparation des cadres de la nation pour prendre en charge, demain, les questions économiques et sociales du pays, et en tant que domaine faisant partie de la culture de la citoyenneté et de la formation des élites, ces matières sont, à dessein, dévalorisées par les décideurs des pays arabes. C’est, en quelque sorte, une conséquence logique- voire même un axe fondamental- du travail de soumission des peuples à la volonté des princes, travail qui exige l’anéantissement de toute pensée critique et de réflexion citoyenne. L’on raconte que les cours de philosophie ont été arabisés en Tunisie à la suite d’une année de protestations sociales organisées par les étudiants et les ouvriers. ‘’Haro sur le baudet !’’, telle semble être la devise par laquelle on s’attaqua à ‘’l’axe du mal’’ incarné par la philosophie. N’est-ce pas que c’est fort significatif cette façon d’inhiber la fonction critique et d’éveil d’une discipline importante des sciences humaines ? L’arabisation est, ici, prise comme une mesure de répression.
Les sciences humaines au rebut?
De même, les autres matières enseignées au collège et au lycée n’ont jamais permis l’accumulation d’un background culturel qui aurait permis à l’étudiant à l’université d’aborder avec assurance les modules plus élaborés qu’on lui présente. Sur ce plan, le seul regard jeté sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie nous renseigne amplement sur le désastre pédagogique provoqué dans les sciences humaines. En effet, comment pourra-t-on aborder les thèmes de la division internationale du travail, la genèse et l’évolution des conflits sociaux, les rapports entre la croissance et le développement, la mobilité sociale, le chômage, le produit intérieur brut,… lorsque, pendant toute sa scolarité l’élève n’a eu droit qu’à de mythiques notions relatives à l’aire et à l’histoire arabo-musulmane ? Dans le contexte même de cette aire civilisationnelle, on évite de lui parler du mode de vie des populations sahariennes, du génie des peuples qui ont construit les foggaras et les canalisations du Nil. Les flux commerciaux entre l’ancienne Syrie (Chem) et le Yémen, qui peuvent largement nous éclairer sur les systèmes de production et le degré de maîtrise et de domestication de la nature, ne sont donnés à nos potaches que dans des aperçus rudimentaires qu’on leur demande d’apprendre par cœur ? Comment alors comprendre les thèses de Jacques Berque et de Mohamed Boukhabza sur le mode de vie pastoral et la sociologie des zones de steppe ? Comment aborder les écrits anthropologiques de Mouloud Mammeri et les ouvrages d’ethnologie coloniale lorsque la formation linguistique et les acquisitions en culture générale sont réduites à la portion congrue ? Lorsque ces deux derniers éléments viennent à manquer, et c’est malheureusement le cas dans notre école sinistrée, les dégâts entraînés chez les futurs étudiants en matière de culture de communication sont tout simplement désastreux. L’indigence qui en résulte est aujourd’hui visible dans la rédaction des journaux, les cellules de communication installées dans les wilayas et au niveau de certaines directions (administrations et entreprises). Il est établi, à travers le monde et au cours de l’histoire contemporaine, que la formation et la reproduction des élites ne peuvent se faire sans le concours des sciences humaines et sociales. La formation de l’esprit critique en dépend amplement. L’histoire de la société civile et de l’émergence de la société politique en Europe, en tant qu’interfaces indispensables entre les populations et les pouvoirs exécutifs, nous apprend que la formation des élites est un long processus basé essentiellement sur la promotion des valeurs culturelles et intellectuelles. Le refus de recevoir les cours de philosophie et de subir les examens dans cette discipline n’est pas, en réalité une grande surprise, dans un système scolaire décrié depuis des décennies et déclaré sinistré. La mission de la ministre de l’Éducation et des inspecteurs pédagogiques se révèle d’une complexité inouïe. Redonner à l’école algérienne ses lettres de noblesse, en faire un vivier de formation de la citoyenneté et de cadres du pays, exige une volonté politique à toute épreuve.
Amar Naït Messaoud