À la question de savoir pourquoi elle est absente de la scène culturelle algérienne, Assia Djebar répond que depuis son obtention du prix de la Paix lors de l’exposition du livre de Frankfurt en 2000, elle a eu plusieurs échos venant d’Algérie sur un hommage qui devrait lui être rendu, mais aucune invitation officielle ne lui a été adressée à ce jour. Dans ce domaine, l’académicienne ne veut pas s’accommoder d’une quelconque improvisation d’autant plus, affirme-t-elle, qu’elle a beaucoup d’engagements liés à ses activités professionnelles et, de ce fait, son calendrier est très chargé. Elle continue aussi à donner des cours à l’université de New York. « Je suis obligée de travailler pour gagner ma vie ; mes déplacement entre Paris et New York ne sont pas du tourisme ». Elle explique son absence au dernier Salon du livre d’Alger par l’impréparation qui a caractérisé un tel rendez-vous. ‘’Ce genre de manifestation exige au moins deux mois de préparation et non une invitation à la dernière minute’’, ajoute-t-elle. Au sujet du projet de traduction de ses œuvres en langue arabe, Assia Djebar affirme avoir proposé à l’Entreprise nationale des arts graphiques (ENAG) de faire traduire une série d’œuvres littéraires appartenant à plusieurs écrivains francophones algériens, mais elle n’a reçu aucune réponse. Elle garde un mauvais souvenir des péripéties ayant émaillé son roman ‘’Loin de Médine’’. L’écrivaine dit avoir demandé à la maison d’édition Albin Michel d’exempter l’Algérie des droits d’auteur et elle informa l’ENAL qu’elle accepterait de recevoir ses droits en dinars algériens. « Je tenais à ce que mon livre soit publié en Algérie en raison de la montée du péril intégriste à cette époque. Lorsqu’on m’a transmis le contrat, on m’y a adjoint une demande d’autorisation de la traduction du livre en arabe. Je m’y étais opposée en expliquant aux responsables de la maison d’édition qu’il y a lieu d’abord de réaliser l’édition en français, puis je réfléchirai à la traduction. Moi, je veux suivre personnellement le travail de traduction. Je sais que je ne suis pas experte en langue arabe, mais j’ai des amis qui maîtrisent bien l’arabe qui pourront m’aider dans la révision des travaux traduits. ». Malgré ces précautions, Assia Djebar reçut par la suite une autre copie du contrat qui comporte une clause qui stipule la traduction en arabe. Elle avait refusé de la signer. Mais le livre sera quand même édité en Algérie. « Moi, je tiens beaucoup à la qualité de traduction de mes œuvres et je ne m’opposerai jamais à un projet de traduction sérieuse », ajoute-t-elle. « J’écris en français, parce que c’est la langue que j’ai apprise à l’école. Mais le français que j’utilise baigne dans une atmosphère arabe (…) J’ai dit aux Français que je suis contre l’unicité de la langue comme cela a prévalu du temps du colonialisme. J’ai aussi décidé de quitter l’Algérie lorsque le module d’histoire que j’enseignais à l’Université d’Alger a été arabisé. Je continue à m’opposer à toute orientation qui voudrait consacrer l’usage d’une seule langue », explique-t-elle. Assia Djebar est convaincue que le prix de la Paix qu’elle reçut au printemps 2000 de la part des libraires allemands lors du Salon du livre de Frankfurt lui a ouvert les portes du succès et a été déterminant dans sa carrière littéraire. Ce prix lui fut attribué pour avoir représenté dans ses œuvres ‘’la longue quête des femmes algériennes pour la liberté et l’émancipation et porté un témoignage de leur lutte en tant que contribution à la paix’’. Concernant son élection à l’Académie française, Assia Djebar dira que c’est l’historien Pierre Nora, lui-même membre de l’Académie française, qui la contacta pour donner son point de vue sur une proposition émise par un groupe d’académiciens relative à son éventuelle élection à la prestigieuse institution. Pierre Nora lui présenta de solides arguments pour la convaincre. Djebar affirme avoir beaucoup hésité avant d’accepter de présenter sa candidature. L’entrée dans l’assemblée des Immortels eut lieu le 16 juin 2005. L’auteur des ‘’Alouettes naïves’’ justifie ses hésitations par le fait que ses œuvres « ne bénéficient pas en France de la même audience qu’en Allemagne par exemple. Plusieurs fois, j’ai décliné des demandes d’entretien émanant de journaux et revues. De même, je n’aime pas participer à des émissions télévisées ; je considère tout cela comme du cirque. En France, je suis considérée comme trop nationaliste et je ne possède pas de partisans dans le milieu littéraire français. En Algérie, je craignais de paraître non pas comme écrivaine francophone mais plutôt comme écrivaine française. »C’est au cours des années 1990, lorsque l’élite algérienne commençait à être décimée par le terrorisme islamiste et que des intellectuels français se sont aperçus que des intellectuels comme Tahar Djaout et Abdelkader Alloula ont payé de leur vie pour avoir utilisé la langue française pour défendre la démocratie en Algérie, qu’un courant des milieux littéraires et médiatiques a émergé pour soutenir les écrivains et les intellectuels algériens. Ainsi, Assia Djebar reconnaît le soutien significatif de Pierre Bourdieu pour sa cause dans le cadre du Parlement mondial des écrivains. « Après la promulgation des résultats, j’ai appris que, auparavant, Amin Malouf avait présenté sa candidature à l’Académie mais n’y a pas réussi. De même, j’ai su que Tahar Benjelloun avait retiré à la dernière minute sa candidature en 2002 pour laisser la place à Valéry Giscard d’Estaing. Je ne suis pas donc la seule à qui on a proposé la candidature. Mais, je dois dire que j’étais étonné par la réaction des Algériens. Une amie m’a avoué que sa fille avait pleuré quand elle apprit la nouvelle. Naturellement, moi je n’ai pas pleuré ; j’ai seulement lancé un ‘’ouf …et voilà que l’affaire se clôt !’’ ». Les regrets d’Assia Djebar semblent se cristalliser dans la non poursuite de sa carrière cinématographique. « J’ai souhaité allier l’écriture littéraire et le cinéma comme le suédois Ingmar Bergman et l’Italien Pasolini. Mais des entraves ont été dressées devant moi. Le seul qui m’a aidée lors de la réalisation de ‘’La Nouba des femmes du Chenoua’’ c’était Mohamed Bedjaoui. ». Lors du Festival de Carthage en 1978, des réalisateurs algériens avaient tout fait auprès des responsables tunisiens pour disqualifier son film malgré la grande admiration qu’a montrée Fatène Hamama, présidente du Festival, pour cette œuvre. Ce n’est qu’une année plus tard, au Festival de Venise, que ‘’La Nouba’’ fut couronné du Prix du jury. Nous apprenons également que Assia Djebar a présenté des projets de sept ou huit films aux autorités algériennes pour être financés, mais en vain. Un film se trouve être une adaptation du livre de Fadhma Ath Mansour Amrouche ‘’Histoire de ma vie’’. Déjà, dans une interview datant du début des années 1990, la fille de Taos Amrouche, Laurence Bourdil, avait fait état d’un tel projet. « Depuis que j’ai réalisé le film ‘’La Nouba’’, ma manière d’écrire a changé. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes. J’étais étonnée de la manière dont certaines femmes utilisaient la langue berbère quand il s’agit de narrer l’assassinat de leur mari ou de leur frère pendant la guerre de Libération. Je me suis alors mise à l’évidence qu’il existe une langue pour exprimer ses pensées et une autre pour exprimer ses émotions. La langue française me permet d’exprimer mes pensées, tandis que le berbère et l’arabe constituent l’espace des émotions et des sensations », soutient Assia Djebar.L’auteur d’ » Ombre sultane » pense qu’un écrivain qui ne vend pas de 20 à 30 mille exemplaires de ses ouvrages ne peut pas vivre de la littérature. Encore, faut-il qu’il puisse produire un livre par an en s’imposant le même style. « Quant à moi, je me suis jurée depuis la publication de mon premier roman, ‘’La Soif’’ (1957), de ne pas m’intéresser au côté commercial et au bénéfice tiré des droits d’auteur. Je sais que le nombre de mes lecteurs ne dépasse guère dix mille en France. (…) J’ai choisi un style d’écriture différent pour comprendre mes problèmes spécifiques et les problèmes de ma génération, de ma culture et de mon pays. C’est un moyen d’une quête identitaire. J’ai beaucoup insisté sur l’histoire parce que j’ai constaté que l’écriture algérienne souffre d’un problème d’amnésie. Parmi les causes les plus patentes, il y a l’arabisation de l’enseignement de l’histoire, sachant que les sources et les références sont rédigées en français. En outre, j’ai la ferme conviction qu’il faut enseigner l’histoire pour chercher les raisons de nos échecs et poser des problèmes et non pour la simple gloriole ou pour dénommer ‘’héros’’ certaines personnalités de l’histoire « .
Amar Naït Messaoud
