C’est dans le cadre du programme officiel de la célébration du 62ème anniversaire du déclenchement de la guerre de libération que la fameuse pièce théâtrale Le cadavre encerclé de Kateb Yacine, a été jouée durant la soirée de dimanche dernier au théâtre régional de Bouira, par la troupe théâtrale du théâtre régional de Béjaïa.
Une foule nombreuse a pris part à cette représentation, dont le wali de Bouira M. Cherifi Mouloud. La pièce avait plu, sans plus. Pas trop d’applaudissements. Pas de rire ou si peu. C’est que Le cadavre encerclé de Kateb Yacine relève d’un tout autre registre que celui du comique. Dans cette représentation, où on retrouve les personnages de Nedjma, qui a déconcerté plus d’un lecteur par sa façon de narrer (c’est après tout, ça le nouveau roman), on a surtout ressenti, partagé une vive émotion : la souffrance. Cette souffrance est née d’une triple incompréhension : Nedjma aime Lakhdar et souffre de ne pouvoir se faire aimer de lui. Marguerite, la fille d’un officier français, qui arrive de Paris pour vivre dans ce grand pays déchiré par la guerre, aime et souffre de ne pouvoir partager son amour avec le seul être qui, à la différence de ses compatriotes lui paraît digne d’estime : Lakhdar. Ce dernier blessé et soigné par Marguerite ne s’appartient pas ; il est entièrement dévoué à la seule cause du peuple, la seule qui requiert son attention et pour laquelle il accepte de se sacrifier. Autour de Nedjma gravitent d’autres personnages. Citons Mustapha et Hacène. Eux aussi souffrent à leur manière. Les deux premiers compagnons de Lakhdar n’apprécient pas les manières de Nedjma qui leur apparaît comme une dévergondée. Les propos qu’ils échangent avec elle sont vifs et parfois violents. C’est qu’eux aussi combattent pour le triomphe des idées portées par Lakhdar. De la même manière, ils se mettent au travers du chemin de la Parisienne, amoureuse de leur ami. Mais leur force, ils préfèrent la réserver à leur bras de fer avec celui qu’ils appellent Si Tahar. Ce personnage, qui porte un béret comme si ses sentiments pro-colonialistes ne suffisaient pas à montrer de quel côté penche son cœur dans ce drame qui se joue à l’échelle de tout un pays, se pose en farouche adversaire des idées révolutionnaires et un partisan donc du système colonial. Les confrontations sont parfois terribles et aboutissent même au passage à tabac. D’autres personnages interviennent dans ce récit haletant ; le marchand de fruit, le gendarme, l’homme au burnous et à la calotte rouge qui vient lire la condamnation de Lakhdar, la mère qui chante l’ingratitude de son fils revenu vivre en Algérie après quelques années d’immigration en France. Et comme en toile de fond, la lecture de ce beau texte en français sur le régime de l’heure et ces coups de feu que l’on entend de temps en temps, à la fin d’une scène. Comme on voit, l’auteur de Nedjma a voulu jouer sur tous les ressorts. L’amour, la jalousie, le dévouement, l’ingratitude, la peur, la misère (Lakhdar en haillons), les ténèbres et au bout du tunnel, cette faible lueur, Nedjma, qui symbolise ici l’espoir. En fin explorateur du cœur humain, Kateb nous entraîne dans une vraie odyssée où son héros finit par succomber à ses blessures (blessures plus morales que physiques) au pied d’un arbre. Reste à résoudre cette énigme posée par le titre de la pièce. Qu’a voulu dire Kateb Yacine par le cadavre encerclé ? Quoi qu’il en soit, les spectateurs ont eu le sentiment d’avoir vu un grand spectacle. Un spectacle habilement conduit, admirablement mis en scène. On admirera par exemple la simplicité du décor (une charrette de fruits et l’arbre sous lequel le héros exhale son dernier soupir). Les rôles bien distribués et joués avec brio ont donné l’impression que les personnages étaient poussés par une force extérieure vers leur destin, comme dans les pièces de Racine. Il s’agit d’une vraie tragédie. Le wali et les autres autorités qui l’accompagnaient hier soir à la salle Errich qui assistaient à cette belle représentation l’ont largement apprécié. Le cadavre encerclé, cette pièce de plus d’une heure qui commencée vers 21h30 n’a pu donc s’achever que vers 22h30 a offert un grand moment d’émotion et de partage pour le public Bouiri. Et la troupe théâtrale de Béjaïa qui après avoir fait sa tournée à Alger, Tizi Ouzou pour aboutir à Bouira, a su gagner tous les cœurs avec beaucoup de talent et de simplicité grâce à ce drame typiquement cornélien.
Aziz Bey