Le regard profond et révolté de Matoub Lounès est la première image de l’émission. La caméra le montre quand il était jeune, jeune mais déjà les traces de l’endurance sont perceptibles sur sa face.Vendredi 21 avril 2006 est une date qui restera dans l’histoire de la Kabylie et de l’Algérie. Qui aurait cru ou même pensé qu’un jour la télévision algérienne diffuserait une émission sur la vie et l’œuvre de Lounès Matoub et ce, dans la langue kabyle ! Matoub n’était pas là pour constater la réalisation de son rêve, celui de voir des programmes de la télévision diffusés en tamazight. Mais des centaines de milliers d’autres Matoub étaient présents au rendez-vous historique. Le chanteur le plus contestataire est enfin réhabilité confirmant ainsi que dans l’Algérie vaste et plurielle, il y a de la place pour tout le monde. Matoub est passé à la télévision et le Tsunami tant redouté par les dictateurs du parti unique ne s’est pas produit. Bien au contraire, le message de Matoub à travers cette émission a été celui de l’amour, celui de l’acceptation de l’autre dans la tolérance et celui de la paix. Nous avons vu des témoignage, d’arabophones qui lançaient des éloges au rebelle auquel tout le monde reconnaît le statut et la stature, la grandeur et la splendeur, la sincérité et l’humanisme. “Il a construit une maison à un pauvre”, témoigne les yeux en larmes, dans un arabe algérois, un ancien ami de Matoub habitant aux Issers, où l’artiste avait étudié. Mais ce geste humanitaire n’est qu’une goutte d’eau dans un océan.Car Matoub à lui seul était “un Croissant-Rouge”. Chérif Mammeri a bien fait de garder ces témoignages car Matoub méritait d’être connu sous cette facette. Un homme aussi généreux ne peut être mauvais, comme ne peut pas l’être l’homme sincère qu’il fut et qui refusa d’emmener sa mariée à la maison de son oncle, puisque la construction de la sienne n’était pas encore achevée. “Je veux que ma femme sache qu’elle a épousé un pauvre,elle viendra dans notre maison”, rapporte sa mère au tout début de l’émission.Le témoignage de Aldjia Matoub sur l’enfance du rebelle a été édifiante. De tout ce qu’elle a narré, on retient une chose : Lounès était destiné à devenir un homme libre et il le devint. “Je voulais qu’il étudie mais il était déjà mordu par l’amour de la chanson. En le voyant jouer à la guitare, j’ai eu peur pour son avenir, je lui ai cassé son instrument. Sa réaction ne s’est pas faite attendre : il a cassé tous les ustensiles de cuisine”, raconte la mère éplorée mais fière.Ce jour, elle a compris que son fils est un rebelle. Mais elle n’a sans doute pas pensé qu’il allait devenir le symbole de la Kabylie et de liberté.Chérif Mammeri a aussi compris autre chose, l’émission sur Matoub n’a pas été tournée dans un hôtel luxueux, même pas dans un studio de l’ENTV, mais en plein air, à Takhoukht, à Tala Bounane, Taksebt, Taourirt Moussa, la pleine nature, dans le milieu de la verdure, une végétation que respirait Matoub. Et qui l’inspirait. L’air pur du Djurdjura a fait de Chérif Mammeri un poète. Un poète qui louait le roi des poètes. Chérif Mammeri a aussi compris autre chose. Pour parler de Matoub, il faut tendre le micro au petit peuple, à Tarwa l’hif (les enfants de la misère) car eux seuls et seulement eux, savent lire la langue de Matoub. Des jeunes chômeurs, étudiants, fonctionnaires, ont tous évoqué en quelques phrases le souvenir inénarrable de l’enfant de la Colline que personne n’a oublié et qu’aucun n’oubliera ! Mammeri a fait découvrir une nouvelle génération de Kabyles, sincères, ceux-là ce sont les enfants du rebelle. Ceux qui sèmeront l’amour et la paix sur les ruines laissées par leur aînés, que la haine poursuivra jusqu’en enfer.La preuve, toutes les filles et les garçons, auxquels l’animateur demandait d’entonner un refrain de Lounès, chantaient des textes d’amour. Le message des jeunes matoubistes est clair : “Nous voulons l’amour et la paix”. Et la paix sera ! Matoub n’a pas sacrifié sa vie pour rien. Lui, qui pouvait encore enrichir la chanson kabyle. Le chanteur chaâbi (qui est aussi formateur) Abdelkader Chercham, évoquera le talent incomparable du rebelle dont le style est très difficile et l’universitaire Saïd Chemak commentera ses textes qui sont des chroniques du temps qui passe. Du temps passé, présent et futur.Chérif Mammeri a aussi compris autre chose. Il est allé en dehors de Tizi et Bgayet. Dans l’Algérie profonde, à Oran, Béchar, Alger, Ouargla où des jeunes arabophones s’enorgueillissaient de connaître ce géant de la Kabylie. Mais aussi là où d’autres jeunes ne connaîssent pas Matoub Lounès, comme ils ne connaîtraient pas Charles Baudelaire, Rimbaud, Omar Khayam et autres aédes gigantesques. Cette émission permettra sans doute d’aller vers d’autres.En réhabilitant Matoub Lounès, l’Algérie reconnaît tous ses enfants, quelles que soient leurs convictions. Matoub est immense, tellement immense qu’une simple émission de télévision sur son œuvre et sa vie s’inscrit en lettres d’or dans les annales de l’histoire de la nouvelle Algérie, celle de l’espoir et de la paix. Un poète peut-il mourir ?
Aomar Mohellebi