L’hommage à l’intelligence et à l’humanisme

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La cérémonie d’inauguration de la salle avait réuni le ministre de l’Éducation de l’époque, Jack Lang, les familles des personnalités tuées, les membres de l’association “Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons’’ et l’ambassadeur d’Algérie en France. Sur une plaque apposée à l’entrée de la salle, il est écrit : «Assassinés dans l’exercice de leurs fonctions, le 15 mars 1962 à Alger, victimes de leurs engagements pour les valeurs de la République et pour l’indépendance de l’Algérie dans une relation fraternelle avec la France ».

Lors de la cérémonie d’inauguration de la salle, Jack Lang fit un discours où il rendit un hommage appuyé aux six inspecteurs : «Ils étaient des hommes de fraternité ; et la fraternité, aujourd’hui comme hier, doit être vivante et se traduire en acte».

Trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui allaient mettre fin à la guerre d’Algérie, l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), farouchement opposée à toute idée d’indépendance de l’Algérie, prit d’assaut le Château-Royal à El Biar où s’étaient réunis les inspecteurs des Centres sociaux, un organisme créé par Jacques Soustelle avec l’assistance de Germaine Tillion. Les assaillants firent sortir six personnes en les appelant par leurs noms pour les aligner face à un mur et les fusiller. Les six inspecteurs sont : Mouloud Feraoun, Max Marchand, Marcel Basset, Robert Eymard, Ali Hamoutène et Salah Ould Aoudia.

Ces inspecteurs faisaient partie de ceux qui espéraient fonder un dialogue culturel entre les communautés en présence en aidant les plus pauvres et les plus démunis. Ils voulaient servir de passerelle entre ceux que l’histoire et les vicissitudes de la vie opposaient par les armes. Une entreprise humaniste bâtie sur le socle de la fraternité et la paix. Ils étaient sans aucun doute les victimes expiatoires d’un ordre violent, imparable et irrésistible inscrit sur le fronton d’un pays qui n’avait d’autre alternative pour accéder à sa liberté que l’ultime solution: la révolte armée. Les Ultras ne pouvaient imaginer un seul instant, qu’après 132 ans d’occupation, de jouissance de privilèges et de négation de l’indigène, il puisse surgir un nouvel ordre qui redonnerait la dignité aux autochtones et la parole aux gueux.

Mémoire des deux rives

Abordant le volet de l’histoire charriée par le souvenir des six martyrs du Château Royal, Jack Lang dira dans “L’Humanité’’ du 12 décembre 2006 : “C’est une façon d’affirmer que cet événement tragique est une authentique page d’histoire que nous donnons à méditer aux enseignants, aux élèves, à leurs familles, et, au-delà, à l’ensemble de nos concitoyens. Il ne s’agit pas ici de rouvrir le dossier de la Guerre d’Algérie ni de raviver les conflits et les antagonismes. Jamais, en outre, l’Éducation nationale n’a eu et n’aura une conception justicière de l’histoire. Mais, nous souhaitons rappeler fortement aujourd’hui que l’histoire est faite de l’expression, de la confrontation, de la circulation et de la reconnaissance mutuelle des mémoires». Il ajoutera que cet hommage est «surtout pour l’Éducation nationale une façon de rappeler que des figures venues des deux rives de la Méditerranée, notamment dans le domaine de l’enseignement, n’ont jamais cessé d’œuvrer au rapprochement des deux peuples de France et d’Algérie (…) Leur message de dignité personnelle et sociale, d’intelligence du monde et de formation des êtres, était inscrit dans les plus fortes valeurs éducatives, d’hier, d’aujourd’hui et de demain, car éduquer, c’est s’ouvrir intelligemment à la vie, par le savoir et l’envie de progresser ensemble».

La rage de J.Amrouche et la sentence de Mammeri

Jean Amrouche, moins d’un mois avant sa mort le 16 avril 1962, écrivait dans un message : “Traîtres à la race des seigneurs étaient Max Marchand, Marcel Bassset, Robert Eymard, puisqu’ils proposaient d’amener les populations du bled algérien au même degré de conscience humaine, de savoir technique et de capacité économique que leurs anciens dominateurs français. Criminels, présomptueux, Mouloud Feraoun, Ali Hamoutene, Salah Ould Aoudia qui, s’étant rendus maîtres du langage et des modes de pensée du colonisateur, pensaient avoir effacé la marque infamante du raton, du bicot, de l’éternel péché originel d’indigénat pour lequel le colonialisme fasciste n’admet aucun pardon. Voilà pourquoi les six furent ensemble condamnés et assassinés par des hommes qui refusent l’image et la définition de l’Homme, élaborées lentement à travers des convulsions sans nombre par ce qu’il faut bien nommer la conscience universelle».

Dans l’introduction à la réédition par l’ENAG de La Terre et le sang, Mouloud Mammeri écrivait à propos de l’assassinat de Feraoun : «Le 15 mars 1962, au matin, une petite bande d’assassins se sont présentés au lieu où, avec d’autres hommes de bonne volonté, il travaillait à émanciper des esprits jeunes ; on les a alignés contre le mur et…on a coupé pour toujours la voix de Fouroulou. Pour toujours ? Ses assassins l’ont cru, mais l’histoire a montré qu’ils s’étaient trompés, car d’eux il ne reste rien…rien que le souvenir mauvais d’un geste stupide et meurtrier, mais de Mouloud Feraoun la voix continue de vivre parmi nous».

Un meurtre impuni

Les assassins des six inspecteurs sociaux ont pu échapper aux poursuites judiciaires en raison des différentes lois successives venues amnistier l’organisation terroriste dont ils faisaient partie. Le fils de Salah Ould Aoudia, Jean-Philippe, ne cesse, lui, de chercher la vérité à propos de ce massacre et de réclamer que justice soit faite. En 1992, il fit paraître un livre intitulé : L’Assassinat de Château-Royal (éditions Tirésias) du nom du lieu qui abritait les Centres sociaux. Dans une contribution qu’il a faite à l’ouvrage collectif Elles et Eux et l’Algérie (éditions Tirésias-2004), il note : «Le massacre des Centres sociaux éducatifs est un acte dont les tueurs sont tous si fiers qu’à ce train-là tous les sicaires de cette organisation déclareront un jour qu’ils ont tiré sur les six enseignants des Centres sociaux éducatifs. En toute impunité !

En effet, je ne peux pas, juridiquement, poursuivre un seul de ces onze “salopards’’ qui s’autoproclament assassins de mon père et de ses compagnons. Cette indécente impunité des criminels trouve son origine dans les quelques soixante articles détaillant les lois d’amnistie successives qui témoignent de la bienveillance de la République, sans cesse renouvelée, à l’égard de ceux qui ont pourtant voulu la renverser”.

Merci aux généreux dispensateurs d’amnistie…

Ces pardonneurs, toutes tendances politiques confondues, animés du seul souci de l’unité de la nation, se sont-ils préoccupés de ce que pouvait ressentir les citoyens hostiles à l’OAS et les victimes de cette organisation terroriste ? Et que dire de l’écœurante complaisance à l’égard des tueurs de l’organisation que celle des médias qui écartent systématiquement le contrepoids que pourraient constituer les témoignages des victimes, face à un Jacques Susini, par exemple, pilier des émissions sur l’OAS et directement impliqué dans le crime de Château-Royal ?

L’affaire du général Aussaresses est significative de la prééminence du bourreau au sein de notre société (…) Eh bien, sans que rien ne nous ait préparé, il a suffi qu’un vieux général borgne proclame haut et fort les multiples exactions par lui commises et ordonnées à ses équipes de “spécialistes en liquidation sommaire’’ pour que l’opinion publique franchisse cet obstacle qu’on pensait insurmontable et admette que la “question’’ préalable avait été restaurée par la France pendant la guerre d’Algérie. La parole du tortionnaire a été plus convaincante que celle du supplicié, de l’intellectuel et de l’historien le plus éminent.

En 1998, une association a été créée en France à la mémoire de Mouloud Feraoun et de ses cinq compagnons assassinés pour pérenniser le souvenir de ces humanistes tués dans l’exercice de leurs fonctions et pour entretenir la mémoire autour des idéaux qui étaient les leurs par tous les moyens possibles (conférence, distributions de prix, publications,…). L’association compte “poursuivre l’oeuvre humanitaire qu’ils avaient entreprise dans le sens de la fraternité et de la paix, et honorer également toutes les autres victimes de l’intolérance et du fanatisme’’.

Amar Naït Messaoud

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