C’est un écrivain qui ne laisse pas indifférent le lecteur et la critique. C’est également un auteur à succès.
Du talent, du travail, de la ruse et peut-être de la chance. Et voilà cet écrivain sur les sentiers de la gloire. Intelligent, cultivé (il a étudié la philosophie et la musique), beau, jeune, il aime jouer du piano et jouer au foot. Ses maîtres ? Joseph Conrad, mais aussi Thelonious Monk. Flaubert, avec Sergio Leone : on retrouve en fait dans tous ses romans un découpage en scènes plus qu’en chapitres. De même que pour Les châteaux de la colère, il aurait pu faire cent romans avec City, sorte de western sur un scénario de Salinger et une musique de Morricone. Avec sa narration en vagues successives, ses courtes séquences énigmatiques, son sens très maîtrisé des chutes, Baricco allie le classique et le baroque. Classique, le drapé du récit, les répétitions rhétoriques, l’étonnement des images. Baroque, l’emmêlement des lignes, la prodigalité des intrigues, le déploiement des figures errantes. Diversité de genres littéraires et de tons, souvent dans le même livre. Sur l’écriture et la culture, la diversité de ses expériences (théâtre, essai, roman, télévision, enseignement) l’a amené à des positions rares parmi les écrivains : l’ordinateur n’est pas l’ennemi de l’écriture ; faire de la culture à la télévision n’est pas impossible ; la Toile n’est pas une invention du démon. L’Internet ne pouvait pas laisser indifférent quelqu’un d’aussi épris de navigation.
« L’homme est plus que discret, et s’il ne dédaigne pas la notoriété du présentateur d’émissions culturelles, ses interviews sont rares et il s’y livre fort peu. Las d’être reconnu dans la rue, il renonce à la visibilité médiatique pour fonder en 1994 une école d’écriture à Turin et une librairie selon le seul principe critique qui vaille, la passion pour chaque livre », raconte le magazine le Point. Il n’aimerait pas qu’on voie en lui « un génie en fuite », comme il nomme Rossini. Mais, en fuite, Baricco l’est, de livre en livre, de partout en nulle part. Il pratique l’écriture comme une traversée, non un simple voyage : une émigration. Hors du présent, vers le futur ou le passé : « Le souvenir, c’est tout ce qu’il te reste quelquefois, pour te sauver toi-même, quand tu n’as plus rien d’autre. » L’écriture est un moyen de transport vers ces pays qui n’existent que dans la littérature : les gares et les trains Châteaux, le navire Novecento, le cheval Soie. Et sans débarquer sur une terre d’accueil, comme son pianiste, Novecento, jamais il ne peut dire : « C’est là. Je suis. » Il y a du Bartleby dans chacun de ses personnages improbables, comme tout ce qui est vrai. Il affirme n’avoir rien inventé des aventures des personnages dérangés de City, mais impose à ses divers éditeurs de par le monde, pour la couverture, le même bleu profond. Bleu passant, si l’on peut dire, en passe de devenir passé. Baricco serait-il un, qui finalement de tous ses jeux préfère celui avec les mots, mais qui aussi se laisse jouer par eux – il aime l’idée de passer de seta (la soie) à city et, qui sait, à sete (la soif) ? On ne trouvera pas dans ses romans le moindre » témoignage », la moindre intention de servir son temps. Cela, il le réserve à un essai sur la mondialisation, Next, qui paraît en France aujourd’hui même. Sinon Alessandro Baricco ne parle pas de ce monde-ci : l’Italie contemporaine, l’actualité. Tout ce qu’il écrit, et sa façon de l’écrire, semble creuser une distance. Le récit n’annonce pas : je vais vous dire ce qui s’est passé, mais : voici ce qui aurait pu être. Lisant ses romans, on croit voir des scènes à travers une lame de verre, une lame de rêve. Ou une larme, qui n’empêche pas de voir, mais embrume le chagrin lui-même. Comme sur une vitre à contre-nuit, la page s’anime de reflets échangés, celui du lecteur qui s’entend penser, et ceux des personnages qui parlent. L’auteur est né à Turin en 1958. Après avoir été chroniqueur à La Stampa et à La Repubblica, il anime des émissions à la télévision (sur l’art lyrique, L’amour est une blessure, et sur la littérature, Lire et écrire. Après Océan mer (1993), Les châteaux de la colère (1995, Médicis étranger) et Soie (1996), succès en Italie et en France, City (2000) l’a consacré (traduits par Françoise Brun chez Albin Michel). Dans les Châteaux de la colère, l’auteur fait promener son lecteur. L’histoire (s’il y en a une) se déroule au 19e siècle en Europe dans une petite ville qui n’existe que dans les pages du roman. Des destins se croisent comme seul Baricco en a le secret: Jun Reihl une femme aux belles lèvres, les rêves de voies ferrées de son mari à la direction d’une fabrique de verre, Pekish et son obsession de réaliser un humanophone (orgue humain), le petit Pehnt soucieux d’apprendre le monde ordinaire en le notant quotidiennement dans son carnet. La vie sans plus. Forme narrative qui épouse celle de la pensée, faite de parenthèses, d’images, de sons, de dialogues, de répétitions et de trous. Thématiques à la Baricco: le temps qui passe, enfants géniaux, sages et clairvoyants, personnages excentriques et dévoués à l’étude d’un phénomène en apparence banal.
« Il faut rendre justice à ce livre parfaitement mené, malgré sa rapidité et la fusion narrative des évènements. Il ne s’agit pas seulement d’une prouesse technique. Ce livre est une peinture, une peinture surréaliste, dans le sens où elle est au dessus du réel. C’est un rêve. Quand à la naïveté du style, elle pourrait être énervante si on la prenait pour de la fausse modestie. Mais elle est nécessaire. L’auteur aurait été pédant si, à l’inverse, il s’était laissé aller à n’être compréhensible que pour lui-même. Au contraire, il essaie de nous montrer avec le plus de simplicité possible qu’il n’y pas d’histoires ou de linéarité, mais uniquement, une superposition d’instants, sur lesquels seuls quelques privilégiés savent s’arrêter, comme Mormy. Et sur lesquels, il essaie lui-même de nous arrêter », écrit un critique. Voilà des mots qui poussent à la lecture de ce romancier remarquable.
Farid Ait Mansour