Ernest Hemingway qui aurait eu cent huit ans cette année, reste un auteur mal connu. On ne voulait voir en lui qu’un géant chasseur de fauves, un correspondant de guerre rebelle, un dur à cuir, pêcheur de monstres marins, un amateur de corridas, un boxeur primitif, un viscéral insatiable, un monument de virilité, violent et alcoolique.
Cette panoplie réductrice ne le protégeait guère : sa légende faillit le dévorer. L’auteur du Vieil homme et la mer fut un romancier puissant, un journaliste de tout premier plan, un extraordinaire nouvelliste, hanté par la phrase exacte, le mot juste, l’histoire vraie, la sincérité.
A l’écoute de ses démons personnels qu’on pourrait aussi appeler “intuition” ou “sens de la vie”, il nous livre une réaction très personnelle à son temps.
Mauriac dit de Hemingway qu’il parlait le langage de “la grande liberté”. Oui, mais de la solitude aussi : celle qui contraint chaque jour l’écrivain “à faire front à l’éternité ou à l’absence d’éternité”.
Mais osons le dire : c’est la mort qui a fait de Hemingway une figure de légende. Et ce n’est pas attaquer la statue à coups de marteau que d’affirmer cela. Bien au contraire. Sans la dimension tragique que ce suicide donna à son œuvre, Hemingway n’eut sans doute pas exercé pareille fascination sur tous ceux pour qui l’écriture reste le pays où l’on n’arrive jamais. Il est de bon ton de se récrier vertueusement, de s’insurger devant pareil propos à grand renfort de “moi, pensez-vous ? ce que je garde de lui, c’est le formidable styliste”…
L’œuvre de Hemingway eut été cependant incomplète et le style imparfait si la maladie avait lentement desséché le colossse. Et le styliste ne trouvait la force d’écrire que parce qu’il trouvait celle de tromper la mort chaque matin au réveil. Jusqu’au matin du 2 juillet 1961
Ce matin-là le fusil de chasse Boss à deux coups n’a tonné qu’une seule fois. Ernest Hemingway vient de se faire sauter le sommet du crâne.
Pourquoi, s’attarder sur la mort de Hemingway ? Les explications d’un suicide sont toujours injurieuses envers le mort et il est absurde de chercher à réduire le sens inépuisable de ce geste. Quant à la biographie, qui croit encore qu’elle puisse jamais éclairer les zones d’ombres ? Pourtant quel lecteur de Hemingway n’a pas ressenti que c’est sur le palier de cette maison de Ketchum où l’écrivain avait enfermé sa solitude, que la vie et l’œuvre se sont enfin rejointes ? Hemingway n’avait qu’un souhait : que sa vie romanesque mais bourrée de poncifs ne relègue jamais ses écrits à l’arrière-plan : “Je préférerai qu’on analyse mon œuvre plutôt que les infractions de mon existence” déclarait-il. Ou encore : “Je veux être connu comme écrivain, et non comme un homme qui est allé à plusieurs guerres et pas plus que comme boxeur de bar, et pas plus que comme tireur, pas plus que comme turfiste, pas plus que comme buveur”. Oublions le vieillard aux cheveux blancs, le déprimé qui pouvait à peine écrire, l’impuissant et l’alcoolique. Ces clichés ne sont utiles qu’à ceux qui voudront à tout prix expliquer l’inexplicable. Hemingway annonce Gary : “Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. On peut mettre cela évidemment au compte d’une dépression nerveuse. Mais alors, il faut admettre que celle-ci dure depuis que j’ai l’âge d’homme et m’aura permis de mener à bien mon œuvre littéraire”.
En effet, on peut le lire dans les marges de tous ses romans, de toutes ses nouvelles la décision de mettre fin à ses jours est là, conjurée ou apprivoisée mais jamais subie. Cet aveu dans les neiges du kilimanjaro “Il avait trop aimé, trop exigé et finalement tout usé jusqu’à l’épuisement”.
La mort, Hemingway vit avec elle depuis qu’il a décidé d’écrire. La mort, les mots c’est la même relation d’absolu qu’il entretient avec eux.
De ses années d’apprentissage à Paris, Hemingway a retenu la leçon de Mallarmé : l’écrivain est un mort en vie, une voix qui juge la vie depuis la conscience de la mort. Là est toute l’affaire. Car cette conscience de la mort qui lui a dicté les phrases les plus sincères de la littérature (Ce qu’il faut, c’est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses”), voilà qu’il la perd peu à peu. Plus, il devient célèbre plus il perd contact avec son propre génie. Hemingway a toujours habité une zone de danger. Loch de ce territoire, il dérive, s’embourbe dans la jungle des mondanités. Edmund Wilson, la critique littéraire le plus redouté de l’Amérique des années 30, l’avait bien cerné : Hemingway le photogénique, au bronzage de sportif et au sourire respirant la santé d’une vie de plein air, montrant une ressemblance frappante avec Clark Gable. Il est certainement le personnage le plus mal conçu qu’on puisse trouver dans l’œuvre de l’auteur.
Le désastre se produit à la fin des années 20. En 1918, sur le front italien il côtoie la mort violente donnée par autrui. Une mort comme il l’aime. Une mort qui n’a rien à voir avec celle, qu’il juge “infiniment lâche” de son père lorsque, ruiné par d’hasardeuses spéculations financières, apprenant qu’il était condamné par le diabète, il se tire une balle dans la tête. Des années passent et la conscience de la mort s’atténue. C’est elle qu’il tente de retrouver à travers ses équipes militaires, touchantes aventures d’un vieux lion usé. Lorsqu’il “libère” le Ritz, Hemingway fait penser à Faust poursuivi par Méphistophélès, pantin risible dans les bras du Temps.
La corrida la chasse, la pêche : autant de substituts qui lui permettent de courir après la mort pour mieux tenter d’écrire la vie. Ce qu’il aime dans la chasse, c’est le rituel picaresque qui symbolise la violence, l’héroïsme, le respect des traditions. Face au taureau, le torero cherche à établir la juste distance avec ce qu’un homme peut attendre des vérités qu’il affronte. Et voilà ce que Hemingway cherche, lui aussi à corps perdu. Chez les femmes, notamment “je vais vous dire confie-t-il à Ava Gardner, même si je ne crois pas à la psychanalyse, je passe un temps formidable à tuer des animaux et des poissons afin de ne pas me tuer moi-même. Quand un homme est en révolte contre la mort, il prend plaisir à s’emparer d’un des attributs des dieux, le pouvoir de la donner”.
Si Hemingway décide de quitter le monde, c’est d’abord parce que le monde (ce monde qu’il avait si bien su comprendre, admirer décrire) l’a quitté. Il en va ainsi de tous les suicidés de la littérature ses frères dans l’ordre de la nuit. Convaincu que l’impuissance créatrice à la fois physique et intellectuelle le ronge, Hemingway erre désormais dans un monde privé d’illusions et de lumières. Impuissance à être, impuissance à écrire. Donc impuissance à vivre. Cette tragédie de l’impossibilité d’écrire sans laquelle il n’est pas de grandeur, Hemingway l’incarne aussi fortement que Cyrand. Lui qui a su toujours imposerl’ordre au chaos, le voilà devenu un étranger. Pire : un exilé. Loin de Cuba, il dépérit. Aux bienfaits de la solitude succèdent les angoisses de l’isolement.
Trop lucide, Hemingway découvre qu’il n’a plus le don de l’avenir. Et il sait que lorsqu’on ne voit plus rien devant soi, il ne reste qu’à disparaître.
Les dernières photos de Hemingway en disent long : héros brisé, infirme triste, ombre errante. Hemingway ne choisit le grand sommeil que pour échapper à l’écrasement qu’il sait lent, inéluctable, lamentable. “La dignité froide de la mort est un beau refuge quand la dernière illusion vous a trahi”, confesse Jean-Marie Rouart dans son mémorable ouvrage. Ils ont choisi la nuit. Trahi par son âme, pouvait-il jeter l’ancre ailleurs que sur ces rivages inconnus ?
L’aventurier une fois encore, a pris le pas sur l’écrivain. Il n’y a pas de haine de soi chez Hemingway. Il sait seulement qu’il ne sera délivré que par la mort. Détruit mais pas vaincu,libre éternellement en s’emmurant dans le silence comme dans un caveau sans issue, Hemingway a su faire sienne la maxime de Malraux : “Le temps détruit, le hasard brise mais c’est nous qui choisissons”.
Nacer Maouche
