Le savoir et le pouvoir passés au scalpel

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Deux intellectuels ont été invités à cet effet. Le premier, Ali El Kenz, sociologue, est professeur des universités à Nantes (France) et membre du conseil scientifique du Codesria. Il est l’auteur de nombreux travaux sociologiques incontournables dont Une expérience industrielle algérienne et L’Algérie et la modernité. Il vient de terminer une grande enquête sur les sciences sociales dans le monde arabe. Le second, Pierre Favre, politologue, est professeur émérite des universités françaises et vice-président de l’Association française de science politique. Professeur, vingt ans durant, à l’Institut d’études politiques de Paris, il est l’auteur de plusieurs travaux de référence dont Naissance de la science politique en France, Comprendre le monde pour le changer et Epistémologie du politique. Dans cet ouvrage paru en 2005, l’auteur propose de repenser les rapports entre le pouvoir et le savoir.

Premier à intervenir, Ali El Kenz a dressé une rétrospective historique à travers les changements apportés par des sommités et des détenteurs du savoir tels que Socrate, Ibn Rochd et Galilée.  » Par leurs savoirs, ces illustres exemples ont remis en cause des systèmes forts dont les gens croyaient. Encore, faut-il avoir ces gens à ses côtés sinon vous serez une victime « , explique-t-il. Plus explicite, Ali El Kenz a souligné que des changements politiques et socialaux ont remodelé le monde à l’intérieur, notamment avec l’apparition de guerres et de nations. Affirmant que se rapprocher des  » lignes rouges  » peut remettre en cause l’instabilité du pouvoir, le conférencier a rappelé comment le pouvoir algérien, jugé en octobre 1988  » fort « , s’est effondré sous l’assaut de la colère. Sur un autre chapitre, l’auteur du livre L’Algérie et la Modernité a estimé qu’il y a  » des dangerosités  » à enseigner les sciences sociales contrairement aux branches techniques.  » Chez nous, l’Histoire était une sous-discipline de la mobilisation du FLN. Elle était castrée et handicapée. La philosophie était un sous-épartement de la philosophie islamique. Le Maroc a une longueur d’avance sur nous « , relève-t-il. La période antérieure à 1830, date de l’invasion française de l’Algérie est, de l’avis de Ali El Kenz,  » comme un trou noir  » puisque, dit-il, la grande controverse a été alimentée à partir du déclenchement de la guerre de Libération nationale en 1954. Pour expliquer comment le pouvoir intervient dans le remodelage de l’actualité politique, l’universitaire a fait savoir qu’en raison de sa chrétienté, l’histoire romaine n’a pas été intégrée dans l’enseignement de notre pays. Il a rappelé que le pouvoir intervient également sous d’autres formes, en indiquant que le Parlement français avait adopté des lois sur le génocide arménien et la glorification du colonialisme dans les Etats d’outre-mer. Abordant le volet de la recherche dans les universités, Ali El Kenz a noté qu’il y a une émergence du  » facteur marchand  » qui influence sur les styles et les valeurs de la recherche, soulignant que des enjeux immenses dans la médecine incarnés particulièrement par la fabrication des OGM.  » Le pouvoir politique, c’est le pouvoir de l’argent « , lâche-t-il. Les médias, qualifiés à juste titre de quatrième pouvoir, est devenu  » un indicateur « , a-t-il affirmé, d’où l’intérêt porté par les pouvoirs politique et économique à ce pouvoir. Pour dire la prééminence de certains cercles, il a précisé que le groupe Lagardère contrôle un tiers de la presse française. Pour sa part, Pierre Favre a d’emblée posé l’interrogation de l’utilité des sciences sociales et des sciences politiques si ce n’est de dire que la science se justifie par l’impératif de la connaissance. A ses yeux, il y a une raison éthique ou démocratique, pour reprendre M. Weber, qui dit qu’il  » ne faut pas influencer mes étudiants  » alors que l’autre raison épistémologique impose une certaine  » neutralité  » et ce dans le but de  » faire une science objective « .  » Nous ne pouvons intervenir en politique à cause de la nature même de la société « , estime-t-il. Expliquant la domination symbolique de Pierre Bourdieu, le professeur Favre a estimé que les dominants croient que leurs croyances sont universelles au moment ou les dominés se trouvent dans leur situation de dominés. Seul champ permettant l’intervention en politique lorsque celle-ci est s’imbriqué  » dans notre domaine d’expertise « , affirme-t-il, avant d’indiquer que  » l’homme de science politique peut exercer de la politique non pas comme savant mais comme citoyen « . Plus loin, l’intervenant a précisé que le monde reste imprévisible malgré la connaissance politique en illustrant sa vision par l’intervention catastrophique des Etats-Unis en Irak.  » Ni les hommes politiques ni les savants ne peuvent prévoir les effets de leurs actes « , note-t-il. L’auteur du livre Epistémologie du politique a mis l’accent sur la nécessité de fonder les décisions sur des valeurs universelles  » Nous devrions en tant que spécialistes être à même de faire surgir des normes universelles discutées et partagées (…) Le but de la société, c’est de permettre à chacun de s’affirmer (…) Il ne faut pas faire confiance a un individu. Ce n’est pas un individu qui détient la vérité mais c’est tous les individus », observe-t-il. Par ailleurs, interrogé sur le rôle pernicieux de l’avoir (l’argent) avec le pouvoir et le savoir, le conférencier a souligné que l’argent est l’un des grands maux du monde avant de dire qu’il faut poser la réflexion dans le sens d’en réduire les influences. A signaler que la prochaine édition des débats d’El Watan sera consacrée à la  » sécularisation dans la cité « .

Hocine Lamriben

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