La Dépêche de Kabylie : D’abord, il serait intéressant de savoir ce qu’est l’écriture pour Abdelaziz Ghermoul.
Abdelaziz Ghermoul : Presque tout ! Loin d’elle, je suis rongé par l’inquiétude et le vide. C’est à travers elle que je vis ce monde, que je l’aime et le sens. Mais qu’est ce que l’écriture en fin de compte ? Une question dangereuse ! En ce qui me concerne, l’écriture est l’expression d’une existence différente, c’est ma façon de contester le monde, c’est la navette qui me propulse dans les sinistres du monde. J’ai dit qu’à travers elle je sens le monde autour de moi mais c’est aussi grâce à elle que je restitue son chaos intérieur et, paradoxalement, je l’éparpille à ma guise. Avec l’écriture, on peut scruter honnêtement notre vie, notre être et notre époque et surtout, on peut scruter l’Histoire de cet être frêle, insoutenable que l’on nomme -simple euphémisme- : l’Homme !
De là, pourriez-vous nous dire à quoi sert l’écriture dans un pays comme l’Algérie ?
Presque rien ! L’Algérie n’a pas encore atteint la civilisation de l’écriture ; cette phase de conscience et d’éveil qui fait que l’écriture et le dialogue soient les clés du progrès. Cette phase où l’écrivain devient une force de critique et de suggestion qui a son poids. Nous sommes des êtres verbaux dont l’Histoire s’éteint lorsque les mots se dissolvent dans l’air et c’est pour cela que nous n’ayons pas eu ce cumul de savoir qui permet de corriger notre civilisation pleine de lacunes ! C’est un état de lutte que nos ancêtres ont relativement réussi au Moyen-Age. Nous, nous sommes les éternels soumis au plus fort, que ce soit le Sultan, le militaire ou le Président qui s’imposent, que la démocratie le veuille ou pas ! C’est le plus fort qui gouverne et, comme vous le savez, devant la force, les facteurs de dialogues, institués par l’écriture et la culture en général, se meurent et disparaissent !
Quand vous écrivez, à quoi faites-vous appel ? A votre talent, votre culture, votre réalité ? Qui se trouve à coté de vous lorsque vous vous isolez pour écrire ?
Devant la feuille blanche, on passe un examen pénible qui exige une connaissance suffisante sur les espaces blancs qui sont en nous. Moi, je me mets sur les remparts de l’impossible. Je le sais très bien et je sais aussi le degré de folie nécessaire pour dire ce que je ressens honnêtement, avec un esprit critique et une âme éprise de beauté. Je suis un homme qui veut jouer un rôle dans l’époque, qui ne veut pas passer comme une ombre dans une époque où la lumière est faible ! Nous vivons dans l’époque la plus chaotique, la plus corrompue et la plus bavarde ; et Dieu sait combien d’efforts et de sueurs cela nous coûte ! A qui peut-on faire appel lorsqu’on se tient sur les remparts de l’impossible ? La langue, la conscience, l’imagination, la folie, les objectifs clairs du moment, le sanctuaire culturel que nous héritons sans grande connaissance… Je crois que ce qui vient sans invitation est plus important que tout cela ! Ces forêts sauvages que chaque nouvel espace blanc ouvre devant nous et qu’il nous exhorte à meubler pour l’Humanité… Beaucoup de choses se tiennent devant nous, dans le vide et l’allégresse de la feuille blanche lorsqu’on s’apprête à s’immoler…
Continuons de communier sur le tapis de l’Ecriture. Que faites-vous de la blancheur qui refuse de communiquer avec vous en vocables ?
C’est une blancheur qui m’angoisse mais contre laquelle je lutte. A vrai dire, je suis un combattant qui n’admet pas la défaite ! A chaque fois que je suis battu, je revois ma bataille sous d’autres lumières. J’affronte des milliers d’espaces lumineux chargés d’énigmes et de vides. Je possède mon score personnel de déceptions et de défaites et j’emprunte seul des chemins désertiques et des impasses… Mais je ne baisse jamais les bras ! Lorsque j’ai publié Le leader de la minorité écrasante, j’ai lancé le premier exemplaire contre le mur ! Il y avait une intense blancheur qui m’avait trahi au moment de l’écriture. Certes, j’ai inversé la philosophie du pouvoir avec un défi connaisseur et j’ai démasqué, non seulement le gouverneur, mais aussi le gouverné. Mais notre réalité d’aujourd’hui a fini par m’exaspérer ! C’est une réalité qui dépasse l’imaginaire par sa corruption, son chaos et son alliance jurée à l’ignorance, au pouvoir, à la non-volonté et à la peur. Quel roman pourrait avoir cette force extraordinaire pour dire ce monde rocambolesque dans lequel nous vivons et se transformera, par la sorte, en une école artistique d’imagination ?! J’avoue, maintenant, que la politique m’avait détourné du vrai problème dont souffre notre monde. Le romancier ne peut se pardonner cet aveuglement et ces espaces blancs !
On dit souvent que vous êtes un «homme en colère» et vous avez deux manuscrits dont les titres sont de la même veine : La dynastie de la colère et Je regarde mon époque avec colère … La colère, est-elle l’encre de votre écriture ?
Oui, je déteste les choses incomplètes. La douleur me ronge quand je sens que nous sommes inférieurs à ce que nous devons être. Je suis déçu par ce que nous avons raté de réaliser convenablement. Je vous ai dit au début que je sens et touche le monde autour de moi à travers l’écriture qui abrite, entre mes mains, un riche héritage de réalisations intellectuelles et morales. Elle est pleine d’une envie indétournable d’évoluer et de rendre le monde meilleur. C’est-à-dire, de tout ce que mon époque ne possède pas et c’est cela qui enflamme ma colère, qui fait que je la vois d’un œil révolté. En tant qu’écrivain, je suis conscient des grandes pertes sous lesquelles nous vivons comme sous les décombres, je suis conscient des erreurs commises contre notre peuple, je suis conscient de l’absence de persévérance qui nous hante pédagogiquement et qui nous a transformés en un troupeau sans identité. A mon avis, l’inquiétude, la colère et la sincérité sont les étincelles qui provoquent le grand incendie du progrès. Les peuples satisfaits d’eux-mêmes sont inaptes au progrès. Et il est, de ce fait, normal que dans l’Algérie d’aujourd’hui je sois descendant de la dynastie de la colère…
Parlons un peu de l’écriture d’aujourd’hui. Le roman devance de loin les autres genres littéraires. Comment lisez-vous ces romans ?
Nous vivons une grande période de délire ! Nos librairies sont chargées de centaines de romans qui ne sont, au bout du compte, qu’un simple delirium qu’on devrait soumettre à un psychanalyste et non à des lecteurs ! Mais, dans ce flot immense, on distinguera de très bons romans qui, malheureusement, souffrent du manque de médiatisation, d’encouragement et de critique. Il y a des critères basiques de l’écriture qui sont inhibés. Il y a un manque scandaleux de professionnalisme qui écorche le texte littéraire. Mais, en Algérie, aucun critère ni aucun modèle ne conditionnent l’édition. Il suffit d’avoir une imprimerie ou de connaître un éditeur pour devenir écrivain ! Cette situation pathologique a fabriqué des écrivains malades, assez insolents pour déballer leurs insanités et leurs deliriums… Cela m’irrite !
On observe chez-vous, contrairement aux absurdistes et aux écrivains de la dérision noire (dont vous avez quelques aspects), un intense éveil et une douloureuse conscience sur la réalité de la littérature algérienne. Etait-ce pour changer ou améliorer cette réalité que vous ayez accepté la présidence de l’Union des ecrivains ?
Certainement ! Il est de mon devoir de contribuer au changement au niveau des instituions aussi. L’Union des écrivains est une institution culturelle racée par laquelle sont passés Mouloud Mammeri, Malek Haddad, Kateb Yacine, Abou Laid Doudou, Tahar Outtar, Rachid Boudjedra et tous ceux qui, aujourd’hui, représentent l’Algérie civilisationnellement. Mais ce que l’on exige de l’Union c’est d’encourager et de promouvoir l’art de l’écriture et la communication artistique avec la société. On l’a tellement inhibée et dénudée de ses principes que c’est devenu honteux d’y adhérer et de contribuer à son émancipation. Elle a été, littéralement, reniée par les autorités qui, depuis le Moyen-Age, n’a jamais porté le moindre intérêt à la Culture. Elle a été rejetée par les hommes de lettres «sérieux» qui n’y ont pas trouvé ce qui servirait leurs intérêts personnels et leurs perspectives matérielles. C’est tout cela qui motive un homme révolté contre toute sorte d’autorité à prendre les choses en main et à essayer de réparer quelques dégâts. Et je travaillerai pour cela, n’en déplaise aux instituions culturelles officielles qui se déclarent d’emblée contre moi ! Il faut admettre qu’il existe, dans ce pays, des hommes de pouvoir qui agissent en tant qu’hommes de pouvoir et non comme des bandits de grands chemins et des imposteurs. Ils savent, en effet, que quand l’Histoire actuelle s’éteindra, il n’y aura que leurs littératures et leurs produits intellectuels et créatifs qui témoigneront sur leur epoque.
Mis à part, donc, ces motivations objectives qui vous ont fait accepté ce poste, y aurait-il des motivations personnelles ? Celles de Abdelaziz l’écrivain, l’artiste ?
Non ! Je suis un homme indépendant et, d’ores et déjà, démissionnaire de toute autorité susceptible de me brider. D’ailleurs, moi-même je ne peux plus contrôler mon propre univers. Je fus absorbé par des problèmes stériles, des mentalités malades et par un environnement qui se déclare l’ennemi farouche de cette institution puissante que véhiculent des écrivains capables de faire des choses positives. Dans mon rôle de président, je me suis surpris à rencontrer des gens que je n’aurais jamais daigné rencontrer dans ma vie personnelle et à me mettre dans des situations inutiles. Mais mon devoir d’homme m’impose la patience et la sagesse pour réussir à faire quelque chose. Je suis parfaitement convaincu que l’Union des écrivains est un comité qualifié et capable de réunir une élite qui contribuera à reconstruire ce pays. Nulle autre institution n’en est capable. De ce fait, j’ai décidé de sacrifier une partie de ma liberté personnelle pour libérer mes semblables de leurs exils intérieurs…
Parlons un peu de votre roman : Le leader de la minorité écrasante. Pourquoi y discerne-t-on, comme dans la réalité, l’obsession du «chef», que ce soit politique, idéologique ou psychologique ? Pourquoi l’idée du chef est-elle toujours présente, partout ?
La réponse est dans la question : le chef est présent partout ! Nous sommes une nation qu’épousent les bandits et les pouvoirs armés depuis l’epoque des Ottomans. Dans le monde moderne, lorsqu’un Président arrive au pouvoir et sait qu’il n’est que le «premier responsable» des fonctionnaires de l’Etat, il y a toujours autour de lui des opportunistes et des incompétents pour lui inventer l’image du «leader», de l’Homme sacré, de l’Homme-Dieu ! Cette image caricaturiste leur facilitera, certainement, les choses pour grimper l’échelle sociale et politique mais cela transformera le peuple en un troupeau minable, toujours accroché aux panaches du pouvoir, puisque convaincu qu’il est leur intermédiaire avec le ciel ! Mon roman c’est l’histoire de ce chef qui s’adresse à son peuple pour lui dévoiler ses plans démoniaques et lui cracher : «Je vous méprise ! Je vous emmerde !». C’est ma façon de réveiller la conscience populaire sur leur statut d’esclaves, d’éternels soumis à des forces obscurantistes…
En ce qui concerne le roman L’année 11 septembre, quoique cet événement historique (le 11 septembre) y figure comme un point de départ thématique, pourquoi la réalité politique, quelle qu’elle soit, joue-t-elle ce rôle si important et si agaçant dans la plupart de nos romans ?
L’écrivain algérien ne devrait-il pas enfin s’affranchir de l’esclavage de l’Histoire et du Réel et s’envoler avec sa plume loin de tout ce qui est terrestre, usé ?
Mais nous sommes, que nous le voulions ou pas, les produits d’une réalité politique qui joue un rôle à la fois important et agaçant dans notre vie. Comment pourrions-nous voler dans des cages ? Comment inventer des cieux qui ne sont pas les nôtres ? Je ne fais que me révolter et inculper cette réalité qui enchaîne mes ailes. Je la contrains à faire face à elle-même et à se condamner pour m’avoir agressé. Ni Kafka ni Céline ni les surréalistes ne survolaient cette réalité mais ils étaient ses plus grands contestataires. Seulement, il y a des écrivains qui cèdent à tout ce qui est usé et répertorié, ils se noient dans la boue de la politique avec un réalisme mou sans aucune connaissance ni imagination ni esthétique. Et il y en a d’autres qui la filtre savamment comme Jean-Baptiste Grenouille (le héros du roman Le Parfum de Patrick Süskind) lequel butine l’odeur du parfum des poubelles de Paris !
En parlant de poubelles, tout ne va pas pour le mieux, apparemment, entre la ministre de la Culture et vous ! Pourquoi avez-vous demandé sa démission ? Serait-ce selon vous, suffisant pour nettoyer notre culture de ses «poubelles» ?
Je pense qu’elle n’a pas rempli ses fonctions convenablement. Et je pense aussi qu’elle n’était pas assez qualifiée pour gouverner une culture aussi riche et aussi belle que la culture algérienne. Depuis le début de son «règne», nous avons perdu beaucoup de notre sérieux intellectuel, nous avons oublié beaucoup de repères intellectuels et politiques. A mon avis, l’Algérie est capable de mener la Culture maghrébine de manière efficace et complète et de contribuer sérieusement à la conduite de la Culture arabe en vue de sa position historique.
Aussi, l’Afrique a-t-elle besoin de nous culturellement parce que nous avions joué un rôle très important dans son Histoire avant que son elite actuelle ne se confine dans la paresse et la passivité, déçue qu’elle est par les systèmes politiques incompétents. Notre culture se résume maintenant en un folklore, des tentes, de la «chakhchoukha » et des chants de contatrices ! Cela m’irrite !
En guise de dernier mot, condensez toute cette colère, cette insatisfaction dans une phrase involontaire, sans calcul ni préméditation. Une sorte de sagesse folle ou de folie sage !
Mes amis, allez jusqu’aux extrêmes de vous-mêmes et vous verrez la lumière s’élever au-delà de l’horizon !
Entretien réalisé par Sarah Haidar
