Aujourd’hui, la Kabylie commémore le neuvième anniversaire de l’assassinat de l’un de ses fils dont la symbolique renferme probablement la plus grande expressivité que la région ait pu produire sur le plan culturel et du combat pour l’identité amazigh. Si la jeunesse kabyle reste attachée à cette figure mythique plus qu’aux personnalités politiques qui encombrent la scène de la région depuis 1962, c’est qu’elle y trouve le sens et la profondeur du moi collectif. C’est que, aussi, face aux déchirements entre frères, devant les déceptions mille fois répétées et sustentées par la roublardise et l’appât du gain, et au regard de l’insoutenable déréliction humaine dans laquelle se trouve plongée la jeunesse algérienne en général, une voix démiurgique couvait dans les tréfonds de la terre des ancêtres pour appeler à l’espoir, au courage, à l’élévation et au combat. Il le dit dans une de ses chansons dès le début de sa carrière : Mon nom est combat !. Devant les pistes brouillées par la pensée unique et les discours monocordes des rentiers du système qui ne convainquent personne, la voix de Matoub tenta de tracer une voie, un sentier dans la glaciation politique et culturelle des années 80. Il avait une armée, non pas de réservistes mais d’actifs. Ce sont, pour ceux qui les ignoraient auparavant, ceux qui ont tout fait pour le sauver des blessures d’Octobre 1988, ceux qui ont juré une revanche historique s’il n’était pas libéré après son kidnapping en 1994 et, enfin, ceux qui ont remué ciel et terre, se sont transformés en émeutiers presque kamikazes lors de son assassinat le 25 juin 1998. Entre Matoub et le peuple, il y a une complicité, une connivence et une symbiose qui n’ont jamais eu cours auparavant.
Dans le pays, le mal se trouve plus généralisé et plus insidieux que l’on a tendance à le croire. Il ne se limite pas aux sphères du pouvoir. C’est l’organisation de la société et la culture dominante qui tracent les limites du ‘’raisonnable’’ et du ‘’politiquement correct’’. Là où le pouvoir de l’argent évince les valeurs ancestrales de vaillance et d’honnêteté, il ne reste que des caricatures de la morale. C’est ce que Matoub dénonce et combat dans son bréviaire politique fait de magnifiques poèmes et de belles mélodies. Le règne de la médiocrité et la marginalisation des compétences et des valeurs sûres est un mal qui ronge la société depuis l’Indépendance du pays : « Ô malheur, ô désastre que la vie nous offre ! Les sots deviennent des astres et l’homme bon traîne encore ». De même, la reconnaissance des hommes de valeur ne vient, quand elle vient, qu’après leur disparition : « C’est après qu’il meurt qu’on accorde à l’homme sa valeur ». A ce destin malheureusement trop habituel, Matoub a pu échapper. Il a vécu parmi le peuple. Il n’avait pas besoin d’une autre adoption, fût-elle celle du sérail. La verve et la rage de Matoub de vouloir dire, communier, communiquer, exploser, sont perceptibles dans ses envolées courroucées, son ton tranchant et son rythme débridé. Il a su s’adresser les diatribes à lui-même avant de décocher les flèches à tous les pleutres de la nation qui se repaissent de la rente et des idéologies surannées. Il a su demeurer lui-même, loin de la griserie et de la fatuité, malgré l’élévation que lui donnèrent ses chansons, ses positions et ses actions. Il est passé dans le ciel de la Kabylie et de l’Algérie comme un bel éclair à la luminosité éblouissante. Il a semé les graines de l’espoir, de l’indignation, de la révolte. Il a contribué à renforcer et à asseoir ce segment majeur de la littérature kabyle moderne appelé sobrement ‘’chanson’’. L’Algérie et la Kabylie lui sont redevables d’avoir dérangé les consciences tranquilles, troublé le sommeil des rentiers et fait vaciller les certitudes des vaniteux avec les mots d’une langue dont on avait voulu sceller le destin par une marginalisation historique. La graine a germé et les héritiers de Matoub -c’est-à-dire tous les jeunes coltinant éternellement la douleur de la disparition du barde- sont appelés à en faire des nourritures terrestres.
A.N.M.
