Bururu ou le plaisir de lire

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Un matin, alors que j’avais quelques minutes à occuper avant de sortir, juste assez de temps pour  » finir  » un tel roman, j’entame la lecture de Bururu. Sans trop d’espoir d’aller loin dans mon exercice. Histoire de jeter un coup d’œil et de redécouvrir les écueils qui m’ont déjà fait renoncer à quelques tentatives de lecture de textes amazighes.

Et le miracle arriva ! Malgré un début difficile, j’ai été étonné par ma rencontre avec ce texte. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu en kabyle ! Mon intuition me décide à me faire accompagner par Bururu lors de cette journée que j’allais passer dehors. Cela ne m’engageait à rien: je pouvais toujours laisser tomber ce livre s’il m’ennuyait. Je ne le laisserais pas me pourrir une belle journée d’avril ! Quelques stations de métro, quelques arrêts de bus : quelques pages du monde de Bururu. Plus j’avançais dans cet univers qui s’ouvrait à moi, plus j’avais envie de l’explorer. Agréable aventure. Cela faisait longtemps que je n’avais pas éprouvé autant de plaisir en lisant une fiction ! J’ai pensé à Daniel Pennac qui insiste sur l’importance du plaisir dans l’acte de lecture dans son roman Comme un roman. J’ai oublié de descendre à la bonne station. Je me suis oublié dans ma lecture.

A l’exception de quelques textes, toutes mes lectures se sont faites jusqu’ici en français. La littérature m’a procuré d’innombrables moments de plaisir. Cela n’a pas donné de petits plaisirs. Bien au contraire. Mais le plaisir ressenti cette fois-ci est différent. Il me fait penser à celui que j’ai ressenti à la lecture du texte de

M. Mammeri Inna- Yas Ccix Muhend, il y a une quinzaine d’années. Mais ce n’était pas une fiction et cela ne s’était pas passé dans un autre pays. C’est un tout autre contexte que de lire en kabyle dans un moyen de transport ou un café parisien. Les sensations sont différentes. L’esthétique du texte fait naître un plaisir autre.

Tout en me déplaçant dans Paris, j’ai voyagé avec Muh : Maroc, Madrid, Bordeaux, Palerme, Paris, Alger, Zbarbar. J’ai même pris un verre en sa compagnie ! J’ai aussi cru le reconnaître en certains endroits. Je me suis demandé si quelques têtes, prises au hasard, ne pensaient pas à leur “Dunya” laissée au pays. Et puis aussi, pour d’autres, s’ils n’étaient pas tombés dans la gueule de quelque dieu ! Comme Muh. Et ce ne sont pas les individus qui arborent les barbes et les tenues de l’emploi qui manquent par ces temps et en ces lieux ! Les bruits des explosions et des tueries en Algérie se font encore entendre. Comme dans ce récit. Car cette histoire n’est pas seulement celle de Muh, Dunya, Nadya ou Murad. C’est l’histoire de tout un pays que le virus de la violence a contaminé depuis une quinzaine d’années. Des années infernales. Et c’est cet enfer qui hante cet espace textuel et fictionnel.

Et malgré ces horreurs, l’amour et la vie ne baissent pas les bras. Ils naissent et renaissent. Même là où ils n’ont pas le droit de cité. L’amour arrive à contenir la fièvre qui agite le pays victime de ce virus de l’horreur. Peut-être que c’est le remède le plus efficace. Il est heureux de rencontrer des romans agréables. Et accessibles. Un texte qui n’est pas accessible ne peut pas se lire. On n’apprend pas une langue pour lire des romans. On les lit pour apprendre une langue. Y compris sa langue maternelle. Bururu est écrit dans une langue vivante, avec des images aussi vivantes. Tout en le lisant, l’impression forte de la fiction ne m’éloignait pourtant pas du monde sensible, de mon monde. J’étais entre deux mondes, ou dans deux mondes : un monde fictionnel et un autre réel ; un monde de rêves et un autre de cauchemars. Je ne peux que me réjouir de n’avoir pas été oublié par cette écriture dans ma langue maternelle. Pour une fois, j’ai eu l’impression qu’un roman a été écrit pour moi. Pour mon plaisir de lecteur. De lecteur kabyle évidemment. La lecture doit être un moment de plaisir sinon elle ne doit pas être. Car elle ne peut pas être, sinon source de douleur. Il arrive qu’un lecteur s’oblige à cette activité sur un texte qu’il n’apprécie pas pour les besoins d’une activité professionnelle, d’une analyse ou d’une recherche : le plaisir sera soit dans le résultat, ou ses conséquences.

On ne peut pas prendre du plaisir à lire un texte qui ne peut pas nous le donner. On ne peut pas lire avec plaisir un texte parce que c’est écrit dans telle ou telle langue. Le plaisir ne naît pas seulement de l’histoire ou de l’écriture. Le plaisir ne peut pas venir de l’obligation de lire (à moins que ce ne soit un plaisir projeté dans les conséquences) même si c’est un acte intellectuel. Au contraire, cela peut développer une forme d’allergie à la lecture comme cela arrive, par exemple, lorsque celle-ci n’est qu’une contrainte dans le système éducatif.

La lecture n’est pas seulement une relation intellectuelle ou esthétique, c’est aussi un rapport sensuel. Et cette sensualité procure tant de plaisir dans la rencontre du lecteur avec le texte. C’est un corps à corps entre le lecteur et le texte.

Vivement d’autres Bururu. ecrits avec plaisir. Le plaisir de l’écrivain rencontre toujours celui du lecteur.

Nasserdine Aït Ouali

(chargé de cours Paris 8)

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