Errances en pays de Cocagne (4)

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Par : Amar Kankra

Alors à mon tour, tel un collégien allant à son premier rendez-vous amoureux, je m’approche timidement de cette cabine téléphonique dans laquelle je m’apprête à passer ma première nuit — ou du moins ce qui en reste — en espérant pouvoir vivre ailleurs ma lune de miel.

J’y ai passé près d’une heure à rechercher une position humainement possible dans cette exiguïté spatiale qui me paraît sur le point d’imploser. Il y faisait tellement froid que j’ai l’impression de crever de chaud. Une indicible sensation me traverse l’échine comme une inextinguible nervure de braise. Mon cou se raidit tel un morceau de bois d’ébène. Tous mes membres s’ankylosent et se tendent comme des cordes de piano ; mes efforts de les faire bouger m’arrachent des gémissements qui agonisent au fond de ma gorge. Comment ce diable de Bukha a-t-il pu s’amouracher d’un « logis » de fortune pareil ? Au prix d’une interminable, lente et douloureuse gymnastique, je réussis quand même à irriguer mes veines et à retrouver ma nature de bipède. Je m’extrais alors de cette geôle supposée être l’âtre des égarés tel que moi et je retourne battre nonchalamment le pavé métropolitain en attendant les hypothétiques étrennes de l’aube.

Mon corps erre ainsi le long de l’avenue de Grenelle mais mon esprit repasse le film de ma séparation d’avec une créature de rêve aux longues jambes étroitement moulées par un Jean’s d’occas. qui met en exergue leur galbe dévastateur. Comme pour soutenir mon âme sentimentalement sans domicile fixe dans sa quête de souvenirs, je m’affale sur le premier banc qui se présente à moi et j’extrais d’une des poches latérales de mon sac fourre-tout un album tout rabougri. Je ne m’arrête pas sur les quelques photos de famille; mes doigts saisissent subrepticement un papier plié en quatre, le déplient et mon regard plonge dans la copie de la dernière lettre que j’ai remis à celle que le destin, sans crier gare, décida, un soir de fin de printemps, d’éloigner de moi.

« Chère N…

Le jour commence à peine à se lever car, par les interstices des persiennes de ma porte fenêtre récemment installées, de minces rais s’infiltrent dans la pièce créant des couteaux de lumière qui découpent la pénombre. Dans un moment d’optimisme béat dont je n’arrive pas à me défaire, je me suis demandé si ce n’était pas le halo de ton passage furtif dans ce pseudo chez moi parisien qui a du mal à quitter les lieux. En fait, je n’arrive tout simplement pas à réaliser qu’il fait déjà jour alors que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Force est de constater qu’une fois de plus, depuis ton coup de fil laconique, mes nuits n’arrêtent pas de blanchir. Je réprime à chaque instant l’envie, le besoin de t’appeler. Hélas (!?), plus je m’échine à refouler dans les profondeurs de mes abysses mes sentiments pour toi, plus ceux-ci se développent tels ces fragiles bourgeons des climats froids qu’on enfouit profondément dans le sol en temps de gel comme si en les cachant, on les protège de tout ce qui les empêche de s’épanouir. Pourtant, même si ça devrait se faire dans la douleur, je ne peux qu’accoucher d’une relation ersatz pour faire diversion à ma langueur d’amour parce qu’on dit que l’amoureux qui n’oublie pas quelques fois meurt par excès de fatigue et de tension de mémoire. Alors, ne serait-ce que pour ne pas crever de t’aimer, je m’accrocherai de toutes mes tripes à la vie. A ma vie. J’apprendrai s’il le faut à me désespérer de toi parce que, paraît-il, le désespoir guérit bien des maux y compris le chagrin d’amour. je m’initierai patiemment à la « désouffrance » pour m’habituer à l’omniprésence de ton absence. Toi qui fut mienne, toi mon inclassable — inclassable parce qu’unique à mes yeux — femme-enfant où force et fragilité se relaient sans crier gare, où l’imprévisible se conjugue parfaitement à l’imparfait de tes certitudes, où souffrance tue et euphorie dévastatrice éclosent à l’éraflure du moindre échec ou au feu follet d’un hypothétique succès, je ne peux que te garder-en moi-même si tu t’en vas. Je prendrai soin de ma mémoire en la dérobant à la violence des ressentiments. A notre idylle singulière née le quatre fois neuf aux côtés de l’espérance des moins déglingués — qui ne l’est pas ? — de la Fondation périgourdine, je ne saurai point y mettre un point final ; je n’y accrocherai que des points de… suspensions que demain, dans un an, dix ou mille, je transformerai en nuit amnésique à l’aube de laquelle nous renaîtrons pour toujours ». C’est la sonnerie mais surtout les vibrations du Nokia que j’ai dans ma poche qui me tirent de mon sommeil tardif; je me suis assoupi sur ce banc glacial en laissant tomber à mes pieds cette copie de lettre paradoxalement pathétique et pleine d’optimisme. Elle est toute trempée mais l’écriture reste parfaitement lisible. Serait-ce un signe de bon augure ?

A. K.

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