Le Purgatoire

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Par : Mohammed Aouine

Je sors de ma couche de fortune pour ouvrir la fenêtre et mettre le nez dehors. L’air est glacial et humide. Par cette période de plein hiver, les températures sont basses, voire même insupportables pour moi à Paris. Elles me glacent le sang ! Aujourd’hui, c’est ma première journée de travail en France. Pour l’instant, je bosserai sans être déclaré. J’attends comme une résurrection mon éventuelle entrée dans la régularité. L’autorité administrative n’a pas encore tranché sur ma demande d’asile. Par conséquent, je reçois, l’un derrière l’autre, des récépissés temporaires qui ne m’autorisent pas à exercer une activité rémunérée.

Mon désormais patron est marchand ambulant de lingerie. Un copain à moi, Ramdane, lui a proposé mes services la semaine dernière. Et, il a fini par accepter, quoiqu’il ne m’ait jamais rencontré, ni connu par le passé.

Je longe la rue de l’Hermet à Saint-Ouen. Elle ressemble à un lieu déserté. Les idées défilent dans ma tête à moitie endormie. Je presse le pas. C’est pour mettre un peu de chaleur dans mon corps frileux. Le ciel reste étoilé par endroits, bien que les premières lueurs du jour commencent à fuser. Plus loin devant, de temps à autres, une personne pousse la porte d’un vestibule et se met aussitôt à marcher. Ce sont pour la plupart des Africains comme moi. A cette heure-ci, les Français doivent dormir encore, dans la tiédeur et la tranquillité. Eux, ils occupent des fonctions moins dures et mieux rémunérées. Je continue mon chemin sans arrêter de penser à tout et à rien. Une cigarette, accrochée à mes lèvres, brûle lentement. Je dégringole des escaliers et la bouche de métro m’avale. La température se fait beaucoup plus clémente qu’à l’extérieur. Au bout des marches, un mendiant m’interpelle :

– Une pièce pour manger, monsieur; s’il vous plaît !

Je lui tends trois cigarettes blondes. Il les ramasse d’un geste rapide et précis. Il oublie même de me remercier. En rongeant l’ongle de son index, il me scrute de ses petits yeux bleus. Son regard en dit long. J’aurais aimé lui offrir quelques sous. Mais je n’en ai plus depuis une quinzaine. Le paquet de tabac, c’est Ramdane qui me l’a acheté. Je marque cependant une halte, par curiosité et par sympathie, devant ce jeune homme qui demande l’aumône.

– Quelle est votre nationalité ? lui demandai-je d’une voix presque aphone.

– Je suis Français, réplique-t-il en s’enfonçant davantage dans son coin, comme un animal menacé. Et il poursuit :

– Mes parents sont mots ensemble dans un accident de la route quand j’avais quinze ans. Ils ne m’ont rien légué comme bien, pas même un toit. Je fais des petits boulots. Il m’est difficile de joindre les deux bouts. Lorsque je n’ai rien à me mettre sous la dent, je tends la main. Dur, dur d’affronter tous ces regards. Mais bon ! Mieux vaut mendier que voler, que récolter ce que les autres ont semé…

Brusquement, il interrompt son récit que je trouve pathétique, baisse la tête et ressasse sa devise à un monsieur qui s’approche :

– Une pièce pour manger, monsieur, s’il vous plaît !

Je m’éloigne vers le quai. Un métro arrive. Il fait un bruit strident en freinant. J’y prends place et me mets à me parler presque en silence :

– Tu as faussé tes calculs, Boualem. Les Français ne sont pas tous riches. Ils ne dorment pas tous, non plus, le confort, jusqu’à l’heure qu’ils veulent. Comme chez nous, là-bas en Kabylie, y’en a qui sont dans la rue contre leur gré. Y’en a que leur patrie a lâché froidement. Y’en a à qui la vie tourne toujours le dos. Y’en a…Y’en a aussi qui crèvent dehors de froid, de faim, de honte, malgré leurs compétences, malgré leur légitime envie d’intégration dans la société… Porte de Montreuil : Le train marque un arrêt. Je descends en même temps qu’une charmante jeune femme. Elle ne remarque même pas que je la regarde. Elle se mêle à la foule. Et disparaît. Je me dirige vers la sortie. Les gens marchent dans tous les sens, comme dans une fourmilière. Je m’imagine déjà derrière mon stand de sous-vêtements féminins ! Rien qu’à cette idée, mon visage commence à rougir. Boualem vendeur de culottes, de strings, de soutiens-gorge, de nuisettes…! De ma vie, je n’avais pensé faire un métier pareil, moi qui étais instituteur dans mon pays ! Je sens ma fierté s’effondrer brutalement. En tout cas, maintenant que je suis là, je ne peux plus faire marche arrière. Ma mission est bien claire : résister aux obstacles quels qu’ils soient et atteindre le bout du tunnel. En somme, je préfère perdre une partie de ma vie ici, que de la perdre entièrement là-bas. Un gars me percute. Mon dos amortit le choc. Je me retourne pour lui présenter mes excuses. La faute ne lui incombe pas. C’est plutôt moi. Je suis égaré dans le labyrinthe de mes pensées. Du coup, je pose mes pieds n’importe où et n’importe comment.

– Ton patron demande après toi Boualem. Je croyais que tu ne viendra pas. Je suis là par hasard, en fait. Tiens ! Puisque je ne travaille que l’après-midi, allons, je t’accompagne. C’est Ramdane que je viens de heurter accidentellement. Je renonce alors au rôle diplomatique que je devais jouer. Il me prend par le bras. Du doigt, il me montre la direction du marché aux puces, comme pour me signifier : « Voici ton lieu de travail maintenant » ou « Tu as échangé une école contre un marché ! ». Je le regarde, troublé. Un sourire moqueur jaillit sur son visage rieur. Il reprend son allure parisienne. Je le suis sans mot dire. Chemin faisant, Ramdane me parle d’Etienne, mon patron. Il me fait savoir qu’il ne paie pas bien, qu’il se montre sévère avec ses employés, le plus souvent non déclarés, qu’il assume la charge de trois gosses nés hors mariage…qu’il cause aussi bien que nous le kabyle, qu’il a appris lors d’un long séjour en Kabylie, au cours des années 80 ! Soudain, il arrête de parler pour crier :

– Etienne ! Il est là Boualem !

Il avance vers nous. Nous faisons, nous aussi, quelques pas vers lui. Il jouit d’un corps trapu et poilu. En plus, je le trouve joufflu. Présentations. Succinctes formules échangées. Ramdane s’en va.

– Etienne (hautain et ravi d’être le chef) : tu alignes les deux parasols là. Tu étales tes lits de camp de ce côté…N’oublie pas de laisser un petit passage au milieu. Je vais maintenant exposer la marchandise pour te montrer. C’est toi qui le feras les prochaines fois.

– Moi (hochant la tête) : D’accord !

– Etienne : Tu veux un café avant de commencer ?

– Moi : Non merci !

Les mains dans les poches, il part en direction de la cafétéria du souk. Je ressens à la fois un soulagement et une énorme responsabilité. Ses recommandations sont en ordre dans ma tête. Mais j’aurais sûrement du mal à les appliquer tout seul, vu mon manque d’expérience. J’ôte quand même ma veste, retrousse mes manches et me livre à l’exercice. De temps en temps, j’imite les gestes des commerçant d’à côté…

A peine parti, Etienne revient avec entre les mains un gobelet de café fumant. Il le met sur son tableau de bord, au dessus d’un écriteau qui annonce ceci : Si on emprunte le chemin de « je m’en fous », on risque de revenir par celui de « si je savais ». Il s’affaire à sortir la totalité des cartons entassés dans son camion. Je me bats pour ouvrir un parasol. Il me montre comment procéder. Je prends un lit de camp métallique. Je réfléchis comment faire pour l’ouvrir et pour le placer. Il me montre encore une fois…Il finit d’un trait son café. Et l’on attaque la suite ensemble. Je découvre tout d’un coup le plaisir de bosser en équipe. Dès qu’on a fini de déballer, Etienne disparaît de nouveau. J’appuie mon dos contre son camion. Je surveille la marchandise ou j’attends les clients ? Une femme, flanquée de son époux, s’immobilise devant mon stand. Elle consulte mes articles. Son époux épie le mouvement de mes yeux qui ne savent où se poser. Il doit être jaloux celui-là ! Exactement comme moi. D’autres clientes affluent, certaines pour regarder, d’autres pour acheter, d’autres encore ni pour l’un ni pour l’autre, mais juste je ne sais quoi ! Moi, je surveille et je vends jusqu’au soir…

Etienne ressurgit. Il ramasse la recette du jour. Je remballe. Il me glisse mon salaire dérisoire. Je ne suis pas content et ça se voit…On se quitte pour se retrouver demain à la même heure et au même endroit. En espérant que la prochaine journée nous apportera un peu plus de clients et donc de pognon ! Je reprends le métro pour rentrer chez moi (enfin chez quelqu’un qui m’héberge). Je n’aime pas traîner sans raison. Debout dans le wagon, serré comme une sardine dans sa boîte, je rêve d’un jour meilleur. Je pense aussi au mendiant qui m’a tendu la main ce matin. Il me fait de la peine ce bohème. Je prépare quelques pièces pour les lui donner. Le métro s’arrête où je dois descendre. Je regarde partout. Le mendiant n’est plus là. Je pense à ce misérable au lieu de penser à ma misère…c’est faux, faux, faux ce destin m’accablant !

En surface, je remarque un café sympa. J’entre et j’y prends place. La salle est vide. J’essaie de me soustraire au chagrin qui m’envahit. Impossible. Je prends une feuille pour écrire à ma fiancée qui ne sait ni lire ni écrire : « Depuis que je suis là, j’ai découvert une infinité de choses, heureuses et malheureuses. J’ai connu des gens de tous les genres, de toutes les races, des histoires réjouissantes et d’autres décevantes. Elle n’est pas très jolie la vie ici. Il faut lutter en permanence, si on ne veut pas tomber dans la misère. Car, contrairement à chez nous, ici on est souvent seul à décider de son sort. Voyager en solitaire, ce n’est pas toujours agréable. Je suis exactement comme un oiseau. Je voyage le jour, parfois même la nuit, sans savoir au juste où me poser, où dormir quand les ténèbres arrivent. Oui comme un oiseau. Je n’ai pas de toit. Je suis en mobilité permanente. Je ne sais jamais de quoi me nourrir, ni à quelle heure je vais prendre mon repas. Et l’exil m’attriste à intervalles rapprochés ».

Aussitôt achevée, je froisse ma lettre. Je la jette dans le cendrier où brûle ma clope. Je me mets à penser à mon attente qui s’éternise encore et toujours, à mon purgatoire en quelque sorte !

M. A

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