Par Lesad Manar
En ce milieu d’après-midi estival du début des années 80, le village Tazgwart était aussi silencieux qu’une crypte. Comme la plupart des habitants mis à mal par une canicule devenue par la force des choses, le leitmotiv des discussions quotidiennes, j’étais à la recherche d’un coin d’ombre susceptible de me procurer un semblant de fraîcheur.
Soudain des cris stridents, chargés d’inquiétude, dont seules les femmes kabyles avaient le secret me tirèrent de ma quête quasi-désespérée de bien-être corporel. Ils étaient si forts qu’ils parvinrent même aux oreilles de ma grand-mère dont la finesse de l’ouïe était sérieusement érodée par l’âge.
Guidé par ces appels singuliers, un attroupement de femmes et d’enfants –rares sont les hommes qui sont déjà rentrés du travail à cette heure de la journée- se bousculait devant l’entrée de l’étroite venelle qui menait au hameau d’Ath-Ouahmed. Le centre d’intérêt et d’inquiétude vers lequel se braquaient une vingtaine de paires d’yeux n’était autre que notre voisin Azedine. Pour avoir «l’audace» de provoquer une telle situation, lui qui d’habitude rasait les murs, il avait délibérément forcé sur l’élixir cher à Omar Khayyâm. Cela lui devait lui permettre par ailleurs, dans une société où l’on a tendance à vite pardonner, voire même oublier les dépassements commis sous l’effet de l’alcool, de ne pas se sentir redevable à quiconque une fois l’ivresse passée.
Alors que son père interné en établissement psychiatrique des Issers, tentait de se reconstruire, Azedine, un long couteau de boucher à la main, menaçait «d’étriper» son voisin Slimane à qui il reprochait de les avoir, lui et ses frères, longtemps humiliés.
«Je t’attendrai jusqu’à l’éternité s’il le faut! Et si tu ne te montres pas je viendrai te chercher même dans les abysses de celle qui t’a enfanté! Les goujats de ton espèce ne méritent pas de respirer. Je boirai ton sang, quitte à finir en compagnie de mon père chez les dingues!».
Azedine avait presque le même âge que mon cousin Yazid au moment de ces faits : ils étaient au seuil de la trentaine. Pour ma part, j’étais au creux de la vague d’un âge de la quête de soi : l’adolescence. Sa mère Hemama a tragiquement mis fin à ses jours peu de temps après une répudiation aussi injuste qu’inexpliquée. On la disait belle mais ma mémoire d’enfant ne garde aucune image de cette malheureuse femme. Ahmed, son mari, était quelque peu dérangé. »Il avait un fil de folie » disait l’expression populaire kabyle. Il était paraît-il d’une jalousie maladive. Juste après la disparition de celle qu’il avait brutalement renvoyée et sans doute taraudé par d’insupportables remords, il a tenté de transformer en brasier la demeure de son voisin Chentouf qu’il accusait d’être responsable de tous ses malheurs.
Ma mère a vécu presque le même drame que Hemama. Si elle n’a pas fait l’irréversible saut, ce n’est certainement pas faute d’avoir essayé. Si elle est encore de ce monde, elle le doit avant tout aux portes de l’enfer qui ce jour-là devaient être hermétiquement fermées et ensuite à sa belle-sœur qui l’a fait transporter aux urgences après avoir défoncé la porte de sa chambre. C’est peut-être parce qu’elle a autant souffert que Hemama qu’elle tente aujourd’hui de calmer la colère d’Azedine qu’elle considérait certainement un peu comme son fils Yazid. Je la revois encore, la cinquantaine depuis longtemps consommée, descendre à petits pas craintifs la pente de ce funeste sentier menant au hameau d’Ath Ouahmed au bout duquel s’égosillait Azedine à informer les villageois de son projet macabre.
– Azedine, mon fils, ne te laisse pas tenter par le Diable ! Rentre chez toi et que la paix soit pour vous tous !
A ces tendres prières de ma mère, Azedine ne trouva pas mieux qu’une tirade d’injures et de vulgarités crachées publiquement à la face de celle qui venait le traiter comme son propre enfant.
Je ne suis pas prêt d’oublier les propos fielleux qu’il laissa haineusement échapper ce jour-là ; je crois que même si encore aujourd’hui j’ai du mal à les reproduire, ils resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Lui reprochait-il au fond d’avoir survécu à une terrible répudiation ?
Humiliée, elle rebroussa chemin et remonta l’étroit sentier les yeux rivés au sol. Elle n’était malheureusement pas au bout de ses malheurs puisque je l’attendais en haut pour la culpabiliser à mon tour. Moi, le fruit de ses entrailles, tout juste haut comme trois pommes, je lui intimai l’ordre, non sans la bousculer, de rentrer à la maison. Elle alla bien évidemment chez Nana, une vieille tante, puisque sa maison lui était interdite depuis déjà un bout de temps.
L. M.