Abcès de fixation

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Dans le climat délétère- aussi bien sur le plan culturel que moral- au sein duquel évolue actuellement la société algérienne, climat qui est, c’est le moins que l’on puisse dire, peu propice à l’éclosion des grandes idées, il n’était pas étonnant que le dernier forum de l’ENTV auquel était convié le ministre des Affaires religieuses débordât sur ce qui est désormais appelé- par machiavélisme politique ou par paresse intellectuelle- ‘’campagne d’évangélisation’’. Ayant commencé à saisir la dimension réelle de ce harcèlement, de larges franges de la jeunesse ont une légitime tendance à assimiler tout ce boucan à une insidieuse entreprise de diversion qui détournerait la jeunesse de ses objectifs de libération et de promotion sociale et qui détournerait aussi les pouvoir publics de leurs responsabilités à l’endroit de la société. Cet abcès de fixation par lequel des journaux remplissent leurs colonnes en période de dèche finit par exaspérer les plus patients des citoyens, rongés qu’ils sont par une régression sociale qui n’admet aucune espèce de coupable diversion, d’inutile coquetterie ou de complexe casuistique. Cette exaspération nous rappelle celle d’un révolutionnaire, membre du Groupe des 22, Mohamed Mechati, qui, en septembre 2005, en arriva à faire publier dans la presse un appel aux intellectuels algériens pour faire aboutir le principe de la séparation du religieux et du politique dans la vie publique nationale.

Cet appel solennel et pathétique- auquel la Dépêche de Kabylie donna un écho dans son ‘’point du jour’’- tomba au moment où les Algériens étaient invités à se prononcer sur le projet de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale proposée à l’époque par le président de la République. Ce fut un appel désespéré et empreint de quelque ingénuité du fait qu’il ne s’encombrait pas de vision politicienne. La tonalité respire une profonde sincérité et exprime le cri du cœur d’un nationaliste écœuré et excédé par l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Il se voulait direct et simple : « Le fait d’ériger l’islam en religion d’État est une aberration, une erreur monumentale qui, pratiquement, assure le droit à celui qui est au pouvoir d’user et d’abuser en bonne conscience. L’islam ne doit pas être la religion de l’État. Il ne peut pas être la religion de l’État », déclarait Mohamed Mechati. Il rappela des faits d’histoire où les trois premiers khalifes de l’Islam ont été assassinés pour des raisons politiques. L’interdiction de l’instrumentalisation de la religion, telle qu’elle est édictée par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, aurait pu devenir une mesure à la fois juste et historique mais dont la portée et la validité pratique ne seraient assurées que lorsque l’État lui-même aura été libéré de la matrice idéologique qui a rendu possible un exercice de la politique sur des bases religieuses. Cette matrice, on la retrouve dans les programmes scolaires et dans l’usage que fait l’État lui-même de la religion. Comme le souligne M. Mechati dans son appel, ‘’il n’a pas suffi au pouvoir d’utiliser les mosquées et tous les médias de l’État en exclusivité ; il a fait ressusciter les zaouïas, il en a même créé de nouvelles avec le budget de l’État pour les besoins de sa politique’’. Au lieu, comme l’exige la modernité politique, que les acteurs politiques s’affrontent sur l’arène à base de programmes sociaux et économiques, l’on se trouve réduit à jouer à ‘’qui est plus musulman que l’autre et qui est sur la vraie voie de l’islam ?’’. L’Islam étant religion d’État, les organisations politiques en compétition se sentent en droit de proposer, à qui mieux mieux, de prendre en charge un élément fondamental des attributs de l’État.

Comme le constate l’auteur de l’appel, le ver est dans le fruit. L’argument est mal fondé de vouloir interdire aux autres ce dont nous nous arrogeons le droit d’user et d’abuser. La gestion moderne de l’économie et de la société- que la mondialisation en cours est en train de baliser- proscrit toute forme de traitement et de distinction sur la base de la religion. Le peuple ne doit pas être pris en tant que magma de croyants mais en tant que citoyens affranchis.

Quant à s’adresser aux intellectuels pour prendre en charge une noble notion qui a pour nom la laïcité, il y a peut-être lieu de rappeler ici le poids négligeable de l’ ‘’Intelligentsia’’ algérienne au sein de la société. Des raisons historiques ont fait que cette couche est laminée : les purges de la révolution, la prise du pouvoir dès l’Indépendance par une caste et, enfin, la série d’assassinats commis par les intégristes sur la fine fleur de la culture algérienne dans les années 90.

Au début de l’ ‘’ouverture démocratique’’ de 1989, des partis et personnalités se réclamant de la démocratie avaient lancé le débat sur la laïcité. Mais, c’était compter sans les pesanteurs et les retards historiques qui ont obéré les chances de l’éclosion d’un vrai débat, et surtout sans les manœuvres scélérates qui préparaient le courant intégriste à la gestion des affaires du pays. Aujourd’hui, seule une riposte éclairée et vigoureuse des défenseurs de la vraie démocratie et de la République pourra ébaucher la sécularisation de l’acte et de la conduite politiques afin de pouvoir se consacrer aux grandes tâches de la reconstruction nationale et du développement.

Amar Naït Messaoud

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