Toiles et tranches de vie…

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Les toiles défilent à la vitesse d’un film ! C’est que pour l’artiste, il s’agit de tranches de vie qui se succèdent à grand coefficient d’accélération. Alors, un peu par pudeur, un peu par modestie, elle ne vous laisse point de répit comme s’il ne fallait pas en déduire ou dévoiler des parties d’elle-même, mais elle sait d’instinct que le parcours est suffisamment éloquent pour que vous reveniez dessus à votre guise et remplir avec délectation les yeux comme on le fait à l’aube d’une saison chaude quand, avec bonheur, éclate l’horizon de sa lumière d’un nouveau jour.

Alors là, à votre rythme vous pouvez voir ces visages de femmes peintes par Zoulikha dans un élan de générosité mêlé de passion contenue ; vous pouvez même les dévisager tellement elles semblent de vraies créatures, comme ces déesses des temps helléniques.

Des femmes qui ne portent ni de flambeaux, ni d’uniforme, ni de signes ostentatoires d’autorité ou de prestige ! La figure de la mère assignée à la famille, les femmes passives, les léthargiques, les conservatrices, les femmes languissantes, souffrantes ou dans une extase enveloppée, refoulée… Tels sont les visages et les corps de femmes braves et loyales, couchées sur de tendres toiles qu’une main de génie a sacralisé à jamais. L’œuvre de Z. Taouchichet semble naître du silence. Ce mutisme est le vecteur intangible de son expérience humaine, l’expérience d’une artiste qui se veut au contact constant de sa création.

Un véritable lien charnel à l’image d’une mère avec son enfant ou une liaison secrète avec quelque amant imaginaire. Peindre est pour Zoulikha un moment où la vie prend un sens par le kinesthésique, ce canal sensoriel toujours à fleur de peau, toujours au bout des ongles. Le langage des signes, des lignes, des couleurs marquent et masquent à la fois les problèmes existentiels entrecoupés de bonheur étouffé.

Ce qui signale son œuvre c’est l’harmonie, la cohérence, les équilibres, la congruence palpable insérée dans les traits et les messages multiples qu’ils émettent. Entre les images multiformes, les visages pluriels de femmes, on y voit s’établir des convergences, des contradictions, des conflits de valeurs… Ces femmes semblent rêver à l’être attendu mais inaccessible à la vie belle mais rude.

Elles disent tout le bonheur qui leur manque parce que disparu comme un feu éteint dont les braises enselevies lancent désespérément leurs dernières lueurs. Elles semblent loin du spectacle du soleil ardent de leurs montagnes fatales, loin des ondes pures des fontaines dans lesquelles ondule l’ombre de leur chevelure de jeunes femmes rougeoyant de henné. Chaque lecture n’est jamais qu’un parcours d’interprétations possibles ; d’autres voies restent naturellement à explorer. L’œuvre de Zoulikha Taouchichet n’échappe pas à cette règle et ne peut déboucher sur une vérité définitive. Avec elle, les frontières du sens et des sens s’élargissent à mesure que le visiteur apprend à ouvrir les yeux, à mesure que se déroule le film (asaru).

Son œuvre reste ouverte et son aventure picturale consiste en une poésie à la fois de l’abîme et des sommets !

Les femmes décrites par l’artiste sont bien seules comme perdues dans leur mélancolie, dans un désir profond inassouvi et insondable.

Et c’est du fond de cette profondeur que le désir se manifeste comme jaillissant au dehors, éclaboussant les regards. C’est cette profondeur que Zoulikha tente avec succès de faire émerger, de mettre en valeur, de rendre saisissable.

L’artiste, malgré les signes extérieurs de son expression, s’évertue à présenter une distance intérieure comme par inhibition. Elle projette les images mythiques d’elle-même marquées par les lieux et l’espace culturels qu’elle a parcourus avec les femmes de sa génération. Elle explore par petites touches successives les émotions dans un éternel renouvellement. Elle se réalise (à son insu ?) dans l’éclatante poésie des couleurs, des courbes et des lumières…

Sur certains visages au regard jouissif et endolori à la fois s’entrecroisent, se télescopent douleurs et extases, le licite et l’illicite, le permis et l’interdit, le tout dans une intelligence confuse. Tout se passe comme s’il s’agissait de jouer avec des choses sacrées mais dangereuses, comme si une ardeur retrouvée ne devait nécessairement par révéler la flamme des années de braise, la flamme des désirs profonds et ensevelis, comme s’il y avait un risque à succomber de la chaleur de l’éveil, comme si jouir de la vie c’est jouer avec la mort, la mort sociale à laquelle peuvent vous condamner injustement les us et coutumes !

Yeux ardents écarquillés et ivres, comme si le visuel devenait subtilement tactile ; bouche dévorante, sensuelle et muselée comme si ces figures féminines d’actrices prenaient des allures de religieuses… Les visiteurs plongent immanquablement dans une attirance fatale où l’inconnu et l’enseveli vous entraînent dans une inquiétude sans fin, une excitation rigoureusement refoulée, une curiosité intempérante.

Comme dans toute toile de Zoulikha, c’est le jaillissement bridé qui vous saute aux yeux, la sensualité enfouie qui vous accroche, le feu ardent des flots glacials qui vous embrase. Bravo l’artiste et merci !

Hacène Hireche

Université de Paris 8

www.pnl-etudes.fr

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