Djaout, symbole de l’intelligence humaniste décapitée

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Ahmed Radja

In : Poids des jours ;

Éditions El Amel, Tizi Ouzou-2003

L’élite algérienne en général et celle de Kabylie en particulier ne se consoleront pas de sitôt de la décapitation qui les frappa en la personne de Tahar Djaout en ce funeste jour du 26 mai 1993.Victime d’un attentat terroriste au pied du bâtiment où il réside à Baïnem, Tahar Djaout y succombera, après une semaine de coma, le 2 juin. Hélé par un inconnu qui l’appela par son prénom au moment où il mit la clef de contact dans sa voiture, il redressa innocemment sa tête en direction du jeune pour recevoir…une balle qui lui sera fatale. C’était trois semaines avant l’assassinat d’un autre intellectuel, Mahfoud Boucebsi- qui faisait partie d’un groupe créé pour demander la vérité sur l’attentat commis contre Djaout- et un mois avant l’assassinat du président du HCE, Mohamed Boudiaf. On ne sait si un jour l’Histoire pourra se pencher sur cette période noire de l’Algérie qui a vu la fine fleur du pays décapitée au nom de l’idéologie intégriste. Medjoubi, Alloula, Belkhenchir, Chergou, Mekbel, Boukhobza, Liabès et tant d’autres cadres et intellectuels ont subi le sort macabre décidé par une secte d’assassins. Chaque semaine, un nom nouveau s’ajoutait au martyrologe. A tous, il est reproché la libre pensée, la franchise, l’honnêteté et l’engagement dans la société. Fallait-il se taire ou continuer à parler, à écrire et à se battre pour faire valoir la raison, l’intelligence et la vie ? Djaout n’y va pas par quatre chemins pour nous appeler à mourir dans la dignité : «Si tu parles, tu meurs ; si tu te tais, tu meurs. Alors, parle et meurs !». Cette citation deviendra une devise que même les Taggueurs de Kabylie reproduiront sur les murs lors des journées sanglantes de la révolte citoyenne en 2001.

Au lendemain de la mort de Djaout, un autre écrivain, Rachid Mimouni, qui mourra quelques années plus tard dans son exil de Tanger, écrira, avec la rage au cœur, dans le journal Le Monde du 13 juin 1993: «Tuez-les tous et qu’Allah n’en reconnaisse aucun ! Telle semble être la devise des intégristes algériens. L’écrivain Tahar Djaout, âgé de trente-neuf ans, vient d’être victime de cette furie meurtrière. Pourquoi s’est-on attaqué à lui ? Il s’est toujours tenu à l’écart du champ politique et n’a jamais occupé un poste dans l’appareil de l’État (…) Les intellectuels constituent désormais leur cible privilégiée. Ils sont d’autant plus faciles à atteindre qu’ils habitent dans des quartiers populaires, fiefs intégristes, et ne bénéficient d’aucune protection. Ils ne savent plus pourquoi ils vont mourir. Les Intégristes leur promettent une balle dans la tête, et le chef du gouvernement les traite de “laïco-assimilationnistes’’, ce qui est une forme d’incitation au meurtre». Tahar Djaout était l’un des représentant authentiques de la génération de l’Indépendance qui a exprimé en français l’âme de son peuple avec ses prouesses et ses déconvenues, ses aspirations et ses désenchantements. Il était, de ce point de vue, l’espoir incontestable de la nouvelle littérature algérienne d’expression française et devait être la relève des Mammeri, Dib, Feraoun et Kateb. Son parcours, comme celui de beaucoup d’autres patriotes et intellectuels, fut stoppé net par les chasseurs de lumière.

Comme beaucoup d’artistes de renom, Djaout est issu de la Kabylie maritime. Il est né le 11 janvier 1954 à Oulkhou, dans la commune d’Aït Chafaâ. A quelques kilomètres de la mer, Oulkhou est entouré d’un chapelet d’autres bourgades aussi pittoresques les unes que les autres. Aït Ali Oulmahdi, Ighil Mahmed, Ichelatène et les célèbres Igoujdal qui sortirent de l’anonymat en 1994 en organisant, les premiers, la résistance contre les hordes terroristes à l’échelle du village. Le principe finira par faire tâche d’huile un peu partout dans les villages de crête ou des vallons.

Un parcours fait de passion et de convictions

Ayant fait ses études à Alger, Tahar Djaout est resté profondément imprégné du massif de Tigrine et des eaux cristallines de Sidi Khelifa. Ne s’étant pas contenté de sa licence en mathématiques, il alla en décrocher une autre en communication à l’Université de Paris II. Il commencera sa carrière journalistique par l’inévitable El Moudjahid, puis rejoint l’équipe d’Algérie-Actualité, hebdomadaire du secteur public dont la qualité et la liberté de ton étaient surprenantes par rapport au reste des médias détenus par le pouvoir politique de l’époque. Nous attendions impatiemment, chaque jeudi, les écrits de Djaout, Abdelkrim Djaâd, Mohamed Balhi, Ahmed Ben Allam, Azeddine Mabrouki, etc. Un véritable régal, une bouffée d’oxygène dans la morosité ambiante de la culture du parti unique qui n’arrivait pas à être en phase avec le bouillonnement de la jeunesse et les aspirations de la population.

Djaout était une plume distinguée, raffinée et diaphane. Nous nous retrouvions aisément dans ses articles. Qu’il traite de la culture ou de la société, et malgré les limites imposées par le système, il nous appris à lire entre les lignes, derrière les mots et au-dessous des mots. L’on se souvient encore de ses entretiens avec des auteurs connus ou moins connus, mais toujours appréciés et dégustés. A défaut de revues littéraires de l’envergure de la NRF ou d’Europe ou bien même de Promesses (revue littéraire algérienne des années 1960/70), Algérie-Actualité, dont il faudra un jour écrire l’histoire, jouait le rôle de tribune d’expression pour beaucoup d’intellectuels et universitaires (Mostefa Lacheraf, Ali El Kenz, Lotfi Meherzi,…). La 24e page, qui se continuait dans la 23e !, était souvent animée par Tahar Djaout. Amoureux des Arts et des Lettres, il a réalisé des entretiens historiques : Adonis, Albert Cossery, Benhadouga, Alain Vircondelet, Jean Pierre Faye, Bernard Noël, Mouloud Mammeri,…

Rappelons-nous cette émouvante et testamentaire “Lettre à Dda Lmulud’’, écrite au lendemain de la disparition de Mammeri en février 1989. La lettre fut publiée dans Algérie-Actualité du 9 mars et fut accompagnée d’une mémorable illustration signée par le peintre Tighilt Rachid originaire d’Agouni n’Teslent. Djaout y disait notamment : «Le soir où la télévision avait annoncé laconiquement et brutalement ta mort, je n’ai pu m’empêcher, en dépit de l’indicible émotion, de remarquer que c’était la deuxième fois qu’elle parlait de toi: la première fois pour t’insulter lorsque, en 1980, une campagne honteusement diffamatoire a été déclenchée contre toi, et la deuxième fois, neuf ans plus tard, pour nous annoncer ta disparition. La télévision de ton pays n’avait aucun document à nous montrer sur toi ; elle ne t’avait jamais filmé, elle ne t’avait jamais donné la parole, elle qui a pérennisé en des kilomètres de pellicules tant d’intellectuels approximatifs, tant de manieurs de plumes aux ordres du pouvoir».

Je revois encore Tahar Djaout assis entre Ben Mohamed et Mammeri dans une conférence sur Si Muh U M’hand le 25 décembre 1988 organisée dans la salle de cinéma de Aïn El Hammam (ex-Michelet). Djaout ne pouvant se départir de son réflexe de matheux dénicha une petite “anomalie’’ dans la date présumée de la naissance du plus grand poète kabyle. Mais, timide et réservé qu’il était — malgré le bon sourire qu’il arbora —, il chuchota discrètement cette observation à l’oreille gauche de Ben Mohamed. C’est ce dernier qui formula publiquement l’interrogation de Djaout. Mammeri répondra en relativisant la connaissance que nous avons de la date exacte de la naissance de Si Muhand.

Le parcours journalistique de Djaout ne pouvait plus continuer dans un organe étatique au moment où une “ouverture démocratique’’ s’opérait dans le pays juste après les événements d’octobre 1988. Une floraison de journaux allait voir le jour, et l’aventure intellectuelle allait se concrétiser en janvier 1993 lorsque Djaout fonda avec Abdelkrim Djaâd et Arezki Metref l’hebdomadaire Ruptures, un journal de haute facture intellectuelle et de franche ligne républicaine et démocratique. La “vocation” hebdomadaire de la plume de Djaout y trouvera toute son expression. La typologie de la 24e page reproduit quelque peu celle d’Algérie-Actualité en se faisant le miroir du journal par la présentation de grands entretiens avec les hommes de culture, les intellectuels et les animateurs du monde des arts. Djaout a pu imprimer aux journaux dans lesquels il a travaillé l’empreinte culturelle, la sensualité artistique et littéraire et la touche intellectuelle, qualités rares dans les publications de l’époque et même dans celles d’aujourd’hui.

La rébellion par l’écriture

Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir. Voici une maxime à laquelle le parcours de Djaout a fait une entorse. En effet, il a eu à mener de front l’écriture littéraire (roman, poésie, nouvelle) et l’écriture journalistique laquelle, il faut l’avouer, n’est pas dénuée d’une préoccupation esthétique hautement littéraire. Ce syncrétisme heureux a fait un peu la particularité de Djaout par rapport à ceux de sa génération tels que Rabah Belamri ou Rachid Mimouni.

Les premiers recueils poétiques de Djaout remontent aux années 1973-74. Solstice barbelé et L’Arche à-vau-l’eau sont des poèmes de révolte, de contestation, au style quelque peu iconoclaste, du moins peu coutumier :

«De ma bouche

Grotte obscure

Depuis longtemps sans vie

Coulera la parole

Porteuse de l’espoir»

in “L’Arche à-vau-l’eau’’

Après quatre recueils de poèmes, il publia en 1981 l’énigmatique roman L’Exproprié. Écriture cabrée soutenue par un déluge de mots au preste souffle, histoire à la fois une et hachée et, enfin, une langue non conventionnelle interdisant toute somnolence au lecteur. Le professeur Jean Déjeux, spécialiste de la littérature algérienne, avoue que ce n’est pas un roman facile à lire. Il rappelle ce qu’en dit Djaout lui-même : plutôt qu’un roman, L’Exproprié est une somme de réflexions gravées comme des cicatrices. Déjeux note que le texte tourne autour de thèmes précis : le langage, l’identité, l’exil. Le héros est doublement exproprié : d’un espace natal, de sa légende et de ses mots. En cela, Djaout rejoint la grande problématique traitée par beaucoup d’écrivains maghrébins de langue française, la problématique de l’exil dans son acception la plus dramatique — exil intérieur généré par la dualité culturelle, le malaise psychologique et les ruptures brutales au sein de la société — dépassant de loin le sens géographique de l’exil.

Après son premier roman, suivront Les Chercheurs d’os, une allégorie sur l’Algérie de l’après-Indépendance et le sort réservé aux anciens combattants. L’Invention du désert, un retour sur l’histoire médiévale du pays avec ses excès rigoristes ; un tableau qui ne fait pas mystère de certaines références à l’actualité du pays des deux dernières décades du XXe siècle. Le dernier roman publié avant son assassinat, Les Vigiles (1991), et par lequel il fut lauréat du Prix Méditerranée, est une dénonciation de la bureaucratie prédatrice et castratrice par laquelle est gouverné le pays et de son pendant, l’islamisme. Le Dernier été de la raison est un roman posthume de Djaout publié en 1999. Il y règne un univers de glaciation liturgique et martiale d’où n’émergent que quelques audacieux intrépides comme le fameux Boualem le libraire, qui donnent l’image de fous esseulés. «Il y a une sorte de bonheur balzacien de la limpidité et du déchiffrement immédiat du monde, un désir d’ancrage dans le réel et un plaisir de créer des choses tellement transparentes qu’on a l’impression de palper la réalité juste derrière. Mais, il y a aussi un désir plus complexe, plus jouissif et plus douloureux en même temps que plus ambitieux, qui est de restructurer les choses et le monde, avec une architecture plus novatrice, des interrogations plus profondes et une introspection très fouillée. Il y a donc une écriture de la lisibilité et du bonheur et une écriture du déchiffrement complexe», expliquera Djaout (in El Moudjahid du 18 août 1991.

Les émotions premières projetées dans la création

Entre les œuvres poétiques des années 70 et les œuvres romanesques des années 80 et 90, s’intercale un très beau recueil de nouvelles : Les Rets de l’oiseleur. L’art de la nouvelle n’étant pas le plus sollicité par nos écrivains vu la complexité du genre et l’absence d’un lectorat averti, il importe de noter ici que Djaout a réussi à dresser des tableaux merveilleux où se côtoient sans heurt le réalisme et le fantastique. Les ouvrages qui ont marqué l’art de la nouvelle en Algérie son surtout : Au Café de Mohamed Dib, Escales de Mouloud Mammeri et La Ceinture de l’ogresse de Rachid Mimouni. «La patrie n’est pas de l’ordre de l’espace mais du temps. Pour moi, la patrie de l’homme est un peu son enfance», disait Djaout. «La lecture de L’Appel de la forêt’ de Jacques London m’a donné, à l’âge de douze ans, l’envie de créer des êtres, des situations. Je voulais moi aussi ouvrir des portes sur l’aventure, à la fois pour moi-même et pour les autres. Je voulais être un créateur de l’imaginaire, un libérateur de l’imagination. Plus tard est venu le désir de faire passer à travers l’écriture, des idées, des soifs, des revendications diverses», ajoute-t-il dans un entretien à El Watan publié quelques mois après sa mort. À propos de ses rapports avec la nature, Tahar Djaout dira : «J’aime effectivement beaucoup la nature, dans une sorte de panthéisme que certains trouvent très lyrique. Elle est omniprésente dans ce que j’écris, à travers ses planètes, ses oiseaux, ses insectes, tous ces éléments qui lui prêtent leurs chants, leurs mouvements, leurs amours, leurs couleurs. C’est peut-être chez moi la recherche d’un âge du monde qui pourrait coïncider avec l’enfance» (El Watan, 23 novembre 1993). Dans un entretien antérieur avec le même journal (11 avril 1991), Djaout explique : «Je crois que l’univers mental de mes romans possède une sorte de noyau : un enfant regarde une rivière et rêve de changer le monde. Pour moi, écrivain, l’enfant n’est pas seulement l’âge de l’homme, c’est aussi l’âge du monde. Tout en homme en général, tout artiste en particulier, possède en son enfance un trésor d’émotions et de souvenirs. Je trouve que l’enfance est l’âge où l’homme fait le moins de concessions. C’est l’âge non seulement où il est plus beau, plus agile, plus intelligent, mais celui où il est le plus courageux.

L’enfant, en un mot, est beaucoup plus sérieux que l’adulte (…) Il est évident que la blessure de la fin de l’enfance est une blessure que je porterai toujours béante en moi».

Nous ne pouvons nous empêcher d’établir une relation avec le personnage Menouar des Vigiles’ : «L’espace illimité et tutélaire, Menouar l’avait connu dans sa jeunesse même à paître les chèvres, ses moutons et ses ânes. La seule barrière à son regard était une montagne pelée et ocre qu’il mettait une demi-journée à atteindre». En s’établissant en ville, près de la capitale, et après les premiers émerveillements, il finira par se sentir «comme un fauve en cage, comme une plante coincée dans le béton. Il se met à éprouver un besoin douloureux de buissons, la nostalgie de voir grandir les poussins et les agneaux, de humer les odeurs fortes de l’étable, des brebis qui ont mis bas…Il rêvait aussi d’un feu de bois, de la terre profonde et moite où macéraient les feuilles mortes».

Amar Naït Messaoud

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