Où mangent les Algériens ?

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Jusqu’en 88, les restaurants “classés” étaient sommés d’ouvrir à midi, et tout le monde, les étrangers comme les nationaux pouvaient être servi. Mais l’autorité publique, à moins que ce ne soit le résultat “d’actes isolés” de responsables zélés, se rattrapait comme elle pouvait d’une décision qu’elle n’assumait vraisemblablement pas entièrement. Ceci avait donné des situations pour le moins cocasses. Des restaurants ouverts, souvent sous la contrainte, et par intermittence, des descentes de police “inopinées” dans les mêmes établissements. Et les agents de l’ordre ne s’en prenaient pas aux restaurateurs, dont on dit à l’occasion qu’ils étaient là pour servir les étrangers, mais aux Algériens qu’on conduisait manu militari dans les commissariats pour d’humiliants interrogatoires. Les plus honteux de ces casseurs de Ramadhan s’inventaient des ulcères, des diabètes et de harrassants voyages pour sortir indemnes de leur péché. D’autres, beaucoup moins nombreux, assumaient leur “acte” et se défendaient sans mauvaise conscience. Ces derniers subissaient plus de remontrances, passaient plus de temps aux commissariats, mais en sortaient toujours avec le sourire. Demain ils recommenceront. Autre cocasserie, certains serveurs pensant sans doute “qu’il ne faut quand même pas exagérer” refusaient de servir l’alcool aux nationaux, ce qui a donné lieu à des situations succulentes de drôlerie. Un Européen qu’on “invite” à sa table pour pouvoir partager discrètement sa bouteille, des Algériens “blonds aux yeux bleus” qui empruntent l’accent parisien ou parlent english le temps d’un repas ou carrément du vin dans la bouteille de coca quand on a la complicité du garçon. Ultime paradoxe, les Algériens qui pouvaient déjeuner sur la rue Didouche ou la rampe Ben Boulaïd ne pouvaient pas le faire dans les palaces censés être “plus ouverts” mais qui étaient stricts sur la question. Seuls les étrangers y étaient admis. Et encore ! Parce que les ressortissants arabes ne sont pas catalogués en tant que tels parce qu’ils sont censés être des musulmans de facto, étaient systématiquement refoulés des restaurants et bars des grands hôtels. Apprécions cette anecdote : un citoyen syrien s’était présenté à la cafétéria de l’hôtel Aletti pour prendre son thé. Le serveur, le plus normalement du monde lui rétorque que les Arabes n’y avaient pas droit. Croyant à un malentendu qui allait être rapidement levé, le bonhomme répondit calmement : “Excusez-moi, ya Akhi, j’ai un profond respect pour l’Islam, mais moi, je suis de confession chrétienne.”

Là, le serveur, croyant sincèrement avoir affaire à un rigolo qui se payait sa tête, s’est énervé : “Vous vous foutez de ma gueule, vous me parlez en arabe et vous voulez me convaincre que vous n’êtes pas musulman ?!”

Le temps s’est écoulé, les enfants ont grandi et nous voilà, vingt ans après, impuissants et résignés en train de compter reculades et pantalonnades, trouver “normales” des condamnations à la prison pour un sandwitch volé dans un coin de gare ou une clope grillée au volan d’un véhicule. Dans le meilleur des cas. Dans le pire, c’est le lynchage jusqu’à ce que mort s’en suive sous les regards lâches de la minorité et le consentement criminel de la majorité. Il ne manque plus maintenant que les milices de protection de la vertu enfoncent les portes pour humer nos salons, en quête d’odeurs suspectes et d’haleines “infétides.”

Il y a quelques mois, des voix généreuses, courageuses et belles se sont exprimées pour condamner la cabale menée contre une jeune femme coupable moralement de choisir une autre religion et matériellement d’avoir en sa possession des exemplaires de la Bible. Il faudra bien aller plus loin un jour. Ou plus près. Notre consœur du “Soir d’Algérie” a traité hier d’un sujet qui ne manque pas d’intérêt : où mangent les étrangers pendant le Ramadhan ? Où mangent les Algériens ?

S. L

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