Publication : La Kabylie d’Eugène Daumas une région dans un rétroviseur

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Si de nos jours, le nom de Melchior Joseph Eugène Daumas n’évoque rien pour le commun des mortels, il a été cependant en son temps un illustre général, et un homme d’Etat respecté doublé d’un écrivain talentueux. Il est né en 1803 à Delémont en Suisse et trouva la mort en 1871 à Camblanes. Arrivé en Algérie en 1835, il est placé sous l’autorité du général Bugeaud et commença par sillonner le pays, guidé par ses responsabilités militaires et animé d’une sublime curiosité à découvrir un pays d’une beauté inédite. Lorsqu’il mit le cap sur la Kabylie, l’émerveillement ayant vite happé ses sens, il s’empressa à immortaliser l’esprit de la region avec une plume fort bien inspirée. «Politiquement parlant, la Kabylie est une espèce de Suisse sauvage. Elle se compose de tribus indépendantes les unes des autres, du moins en droit, se gouvernent elles-mêmes comme des cantons, comme des Etats distincts, et dont la fédération n’a pas ce caractère permanent, ni de gouvernement central», écrit-il après quelques tournées en Kabylie profonde. Fragmenté en quatre parties distinctes, sous titré Traditions ancestrales, cet ouvrage d’une centaine de pages recèle une richesse inouïe. A la première partie nommée « La Kabylie », d’où l’ouvrage tient son titre, se greffe une étude historique sur la situation de la région pendant la période ottomane où, l’auteur remarque en substance : «Les Turcs n’exercèrent jamais d’autorité durable», ce qui préfigure des difficultés qui appréhendent l’armée coloniale. Dans le chapitre «La société kabyle», Eugène Daumas énumère un chapelet de traditions et de croyances. «Le kabyle ne croit guère au mauvais œil et peu aux amulettes. Ce qui est écrit par Dieu, dit-il, il doit arriver… Cependant, il concède à certaines vieilles femmes, un pouvoir d’influence sur les ménages, sur les amours… », écrit-il. Travail, argent, foyer, assemblée du village, industrie, agriculture, code d’honneur collectif et individuel, rien n’a échappé à la curiosité savante du militaire. Il note : «Chez les Kabyles, il faut que l’assassin meure. Sa fuite ne le sauve pas ; car la vengeance est une obligation sacrée. Dans quelque région lointaine que le meurtrier se retire, la vengeance le suit. Un homme est assassiné il laisse un fils en bas âge. La mère apprend de bonne heure à ce dernier le nom de l’assassin. Quand le fils est devenu grand, elle lui remet un fusil et lui dit : «Va venger ton père !». Plus loin, prenant à contre-pieds cette violence, il ajoute sur un ton admiratif : «Chez les kabyles, si l’hospitalité est moins somptueuse, on devine au moins dans ses formes, l’existence d’un bon sentiment ; l’étranger, quelle que soit son origine, est toujours bien reçu, bien traité. Ces égards sont encore plus grands pour le réfugié que rien au monde ne pourrait forcer à livrer. Dans «Institutions kabyles», Eugène Daumas rapporte par le menu, les us de l’organisation collective d’une tribu sur les plans militaire, juridique et fiscal, qui n’ont rien à envier aux institutions républicaines des Etats dits avancés. Pour clore son livre, le général nommé directeur des affaires de l’Algérie en 1847, s’intéresse aux «Zouaouas» auxquels il a consacré un long chapitre où il note comme un expert : «S’il est vrai que la Kabylie nous appartient dès à présent, ne doit-on pas ajouter aussi qu’elle sera prospère ou misérable, se complaira dans une soumission paisible ou nous fatiguera de ses révoltes incessantes, selon les principes de gouvernement dont nous lui ferons l’application ?» Depuis, on sait ce qu’il en est advenu de cette région, par une réponse apportée solennellement des décennies plus tard par «La misère de la Kabylie», signée Albert Camus.

Tarik Djerroud

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