Je connais cette localité des Ouadhias (Grande Kabylie) depuis 1970, année où je suis arrivé à l’école des Pères Blancs de Taourirt Abdallah pour enseigner aux petits Kabyles la langue de Voltaire.
A cette époque, point de routes goudronnées pour grimper aux Ouadhias-villages, point d’eau courante, point d’électricité ! La vie était difficile pour les citoyens qui ne subsistaient que par l’apport de la nature et le fruit de leur labour. Les paysans, les commerçants, les artisans vivaient au rythme des saisons sans se plaindre, ils avaient leur fierté leur dignité. Dans les villages, régnait un esprit d’entraide, de solidarité.
Lors des grandes fêtes locales ou religieuses, on se rassemblait et partageait le couscous avec les indigents. Dans la montagne, on circulait librement sans peur et sans souci. On ne craignait point le voleur ; d’ailleurs il n’y avait point de police à Ouadhias-villages, l’ordre était assuré seulement par un garde-champêtre. Point non plus de religiosité excessive en ces lieux où la tolérance religieuse permettait à chacun de faire ce que bon lui semblait. On respectait les étrangers, notamment les résidents temporaires qu’étaient les Pères, les Soeurs et leurs coopérants. Parce qu’ils n’avaient pas eu cette chance, les parents envoyaient leurs enfants à l’école pour qu’ils eussent une bonne éducation, un meilleur métier que le leur.
L’attrait de mes élèves pour la connaissance des choses de ce monde, leur soif d’apprendre et de s’émerveiller d’un univers de l’écrit et de l’image m’ont poussé à entreprendre une année de plus que ne le prévoyait mon contrat. Dernier directeur de cette école du savoir, je quitterai Ouadhias en 1973 mais je savais dans mon coeur de Breton que j’y retournerais certainement un jour.
La Kabylie me manquait tellement qu’au bout de sept mois j’effectuai un rapide retour sur place. Puis dix ans plus tard, avec mon épouse et mes deux premiers enfants, je répondis de nouveau à cet appel de la montagne du Djurdjura qui m’avait envoûtée. L’eau courante et l’électricité avaient fait leur apparition et transformé les habitudes des villageois. Un changement s’opérait à tous les niveaux de la société mais le séjour fut trop court pour que j’eusse pu vraiment me faire une idée précise de l’évolution qui se mettait inexorablement en marche.
Quand sonna l’heure de la retraite, j’entendis à nouveau l’appel de la Kabylie. En mai 2007, je fis mon grand retour à Ouadhias. Le plus important pour moi était de retrouver mes élèves, perdus de vue depuis plus de 35 ans et avec qui j’avais commencé ma carrière d’enseignant. Pouvoir les serrer dans mes bras, retrouver dans leurs yeux d’adulte l’étincelle de leur regard d’enfant, saisir dans leurs paroles le timbre de leur voix de jeune écolier, faire connaissance avec leur petite famille me donnèrent de tels frissons que les larmes n’étaient jamais bien loin. Une émotion intense m’assaillit lors des retrouvailles du 11 mai à Isly Moussi au cours d’une superbe fête collective donnée en mon honneur. Discours, photos d’époque, souvenirs, sketches, couscous, match de foot, leçons à l’ancienne meublèrent cette journée mémorable et ensoleillée. Les valeurs traditionnelles de partage, d’accueil et d’hospitalité semblaient sauves. On me dorlotera ainsi tout au long du séjour. Trois semaines de grand bonheur.
J’eus le temps cette fois à Ouadhias de mesurer l’impact de l’évolution en marche. D’abord les écoles des Pères et des Soeurs devenues résidences pour familles pauvres subissaient la dégradation du temps et n’étaient nullement entretenues. C’était ce qui m’a le plus peiné. Je regrettais avec amertume que la vocation de temple de savoir qu’elles étaient à l’origine n’eût pu perdurer. Rénovées, repensées, elles auraient pu continuer de jouer encore un rôle éducatif pour les jeunes.
Quand je parcourus les ruelles des différents villages avec mes guides, je fus surpris de constater l’état des habitations, tantôt délabrées, tantôt inoccupées. Les intempéries successives, l’exil forcé ou volontaire des occupants avaient presque fait un désert de ces villages si peuplés autrefois. Des constructions à étages prenaient par-ci par-là le relais, modifiant profondément l’aspect du paysage en lui ôtant son cachet pittoresque traditionnel.
Les maisons sont plus impressionnantes les unes que les autres
A Ouadhia-centre et davantage dans la plaine adjacente, avaient poussé de grandes bâtisses, toutes plus impressionnantes les unes que les autres, surdimensionnées, certes fonctionnelles mais quelque part inutiles. D’ailleurs, aujourd’hui encore, le dernier étage ouvert sur le ciel attend depuis des lustres une éventuelle et incertaine finition. Bâties sans plan d’occupation des sols, ces villas ont grignoté anarchiquement le territoire cultivable de la plaine et occasionne une certaine pollution visuelle.
Cette pollution visuelle et effective, je la retrouvai encore sous forme de tas d’ordures, de décharges à l’air libre, au bord des ravins, emportant leur poison avec les pluies de ruissellement jusque dans les ruisseaux et rivières, nourrissant chats et rats vecteurs de maladies. Je ressens encore cette odeur âcre des fumées qui s’échappaient et s’échappent toujours de la décharge de Ouadhias-centre.
En revenant sur le lieu de mes 22 printemps, avec des clichés qui dataient de la belle époque, je savais que plus rien n’aurait été comme avant. Le vent de la modernité ayant passé par là je m’attendais à de profondes mutations. Nombre de petits commerces du centre-ville à local unique, débordant de marchandises de première nécessité (denrées alimentaires et habillement) sur les trottoirs, tenus par des hommes en burnous portant le saroual traditionnel avaient soit disparu soit relooké leur aspect. J’eus du mal à reconnaître le quartier du » kiosque « , repère éternel pour le “roumi” que j’étais : les commerces offraient maintenant à leurs visiteurs quantité d’objets de tous ordres, nécessités par le souffle du renouveau, l’ère de la mondialisation. Des besoins nouveaux s’exprimaient par l’étalage et l’expansion des nouvelles technologies ; le téléphone portable, l’Internet dans les cybercafés, les jeux vidéos, la télé brisaient l’ennui des jeunes, assujettis au chômage durable, faute de travail, faute d’emplois, faute d’usines. Condamnés à survivre dans la misère, ils se risquaient à de petits boulots, au marché parallèle, s’enfonçant pour certains dans les méandres ensablés de la drogue et de l’alcool. C’est ce que je voyais en parcourant les rues de la cité et c’est ce que je vis partout, là où mon chauffeur m’emmena à travers la Kabylie devenue un chantier permanent de constructions jamais achevées, avec ses jeunes qui traînaient dans les rues en quête d’un petit boulot ou surtout d’un visa pour l’étranger. La Kabylie s’était installée dans une pauvreté qui ne dit pas son nom.
“Ouadhias, la région de mes 22 printemps…”
Si l’industrie semblait au point mort, l’agriculture l’était tout autant. Les oliviers, qui pourtant demeurent la richesse principale de la région, n’étaient guère entretenus en dehors des grandes oliveraies. Ceux que j’avais connus sur les pentes abruptes ne recevaient plus l’entretien nécessaire pour leur développement. Ils n’étaient plus bêchés au pied pour permettre une bonne infiltration des eaux de ruissellement. Le villageois âgé se contentait d’en recueillir le fruit selon la bonne volonté de la nature et ses enfants partis sous d’autres cieux ne s’en préoccupaient guère. L’attrait pour la ville ou l’eldorado étranger de leurs propriétaires condamnait ces arbres plus que centenaires à une mort lente. A défaut de cette volonté de pérenniser cette manne, on s’est lancé dans des activités nouvelles plus lucratives, au demeurant bien nécessaires, comme l’élevage de poulets ou le commerce de gros ou de détail. Le Kabyle est, on ne le dira jamais assez, un commerçant-né ; il ose, il entreprend, il investit. Et si la Kabylie arrive encore à éviter le pire dans le domaine économique et social, c’est bien grâce à l’aide financière des émigrés.
“Il faut continuer à vivre”
Mes trois autres retours successifs en octobre 2007, avril 2008 et mai 2010 ont confirmé les constatations que j’avais faites en mai 2007. Le climat d’insécurité généré par les bandes islamistes ou des bandits de grand chemin semble s’est amplifié malgré l’omni-présence des forces de police et de gendarmerie. Selon les dires des habitants, le vol, le kidnapping, l’attaque à main armée devenus monnaie courante se sont ancrés dans leur quotidien. J’ai ressenti une certaine lassitude de la population qui ne voit pas d’issue à ses problèmes. » Que veux-tu, m’ont-ils dit, al maktoub, on est dans la merde, on a peur mais on ne peut pas faire autrement, il faut continuer à vivre ». Ainsi, les pauvres continuent de végéter, s’appauvrissent au fil du temps alors qu’une élite de riches, corrompue et replète, mène la danse. Les jeunes n’ont toujours pas d’espoir de voir leur avenir s’améliorer, le chômage trône sur son piédestal, la vie économique stagne, les fléaux de la drogue et de l’alcool ravagent les plus faibles et les plus démunis, la religiosité prend une ampleur sans précédent, femmes voilées et barbus se montrent au grand jour, les mosquées poussent comme des champignons…
Voilà ce que j’ai observé à chacun de mes derniers séjours et qui va sans doute entraîner des conséquences terribles pour cet îlot autrefois de paix, de sérénité de tolérance, de valeurs morales. Tout me paraît partir à vau l’eau à la vitesse grand V sans que les citoyens, à part une petite minorité ne retroussent les manches pour essayer ensemble et dans l’unité de trouver une parade à leurs problèmes récurrents, environnementaux par exemple. Il y va certes de la politique économique et sociale locale mais aussi du civisme de chacun. Je le souhaite d’autant plus pour ces gens qu’ils possèdent un joyau naturel de toute beauté et qui est une référence nationale de biodiversité dont il me semble qu’il est grand temps de protéger. J’ai vu des associations qui commencent à oeuvrer dans ce sens, une lueur d’espoir pour un mieux-vivre ensemble, un mieux-être collectif.
En conclusion, après avoir brossé un tableau quelque peu négatif mais objectif de la situation qui prévaut un peu partout en Kabylie, je manquerais à mon devoir, à mon sens de l’honnêteté si je ne me rappelais pas à mes amis Ouadhiassiens et d’ailleurs, à mes anciens élèves en particulier, aux personnes de connaissance que j’ai pu côtoyer ici et là ma sincère considération et mes remerciements appuyés pour l’accueil, la générosité l’hospitalité l’amitié qu’ils m’ont réservés au cours de mes différents passages parmi eux.
Je leur souhaite d’oser avoir le courage et la volonté d’oeuvrer tous ensemble pour un avenir meilleur et une prospérité naissante.
Ernest, le Breton des Ouadhias
