C’est en février 1984 qu’Abraham Serfaty sera dépossédé de sa machine à écrire qui est pour lui le seul moyen d’écrire depuis que le port des menottes pendant quinze mois consécutifs lui a ôté l’usage normal de ses mains.
En prison, Serfaty n’a jamais dissocié son sort de celui de tous les autres détenus politiques marocains. Il demandait qu’on lui restitue sa machine à écrire, qu’on l’autorise à se marier et d’avoir des visites en prison en autorisant celle qu’il veut épouser à rentrer au Maroc. Il avait aussi réclamé le droit de recevoir les livres autorisés par la censure marocaine, le droit que son fils obtienne un passeport et qu’il puisse aller en France voir sa mère, remariée là-bas et devenue française.
Par Amar Naït Messaoud :
L’ancien apposant au régime chérifien, intellectuel et défenseur des droits de l’Homme, Abraham Serfaty, est décédé jeudi dernier à l’âge de 84 ans.
Jusqu’en septembre 1991, date de sa libération de la prison de Kenitra, à 50 Km au nord de Rabat, il était considéré comme étant le plus vieux prisonnier politique du monde après Nelson Mandela. Opposant politique, militant de la cause sociale et intellectuel juif marocain, il a été condamné en 1977 à la prison à vie pour complot contre la monarchie Juste après sa libération, il fut expulsé vers la France sur ordre du ministère de l’Intérieur marocain qui lui a « inventé » une nationalité brésilienne pour se débarrasser sans coup férir d’un farouche opposant.
C’est en 1985 qu’il a pu faire publier par la prestigieuse revue « Temps modernes », fondée par Jean Paul Sartre, son témoignage sur les sévices et les traitements inhumains qu’il avait subis pendant son incarcération.
Ancien ingénieur des mines, il avait épousé pendant sa détention, une enseignante, Christine Jouvin née Daure. Son épouse lui rendait visite en prison cinq fois par an. En juillet 1991, le roi Hassan II lui a supprimé ce droit de visite sous le prétexte que Christine avait « usé et abusé » de l’hospitalité royale. Il avait par la suite conditionné la libération de Serfary à la reconnaissance par ce dernier de la marocanité du Sahara Occidental. « Tant que ce monsieur n’aura pas reconnu que le Sahara est marocain, la grâce royale ne jouera pas pour lui » avait déclaré le souverain chérifien.
Christine Jouvin avait rencontré en 1972 son futur mari lorsque ce dernier, déjà emprisonné à plusieurs reprises, avait eu besoin de se cacher avec deux amis dans un appartement qu’elle lui avait trouvé.
Arrêtée en même temps que Serfaty en 1976, Christine subira 55 interrogatoires et trois détentions avant d’être expulsée vers la France.
Né en 1926 à Casablanca, Abraham Serfaty a fait ses études secondaires dans cette ville, puis est admis à l’école des Mines de Paris. De retour au Maroc, il travaille comme ingénieur des mines. Il est déjà rentré au Parti communiste français et il participe activement aux luttes pour l’indépendance de son pays, le Maroc.
Serfaty appartient à la communauté juive marocaine, aussi vieille que le Maroc et la Berbérie ancienne, communauté renforcée par les groupes installés en Afrique du Nord après les opérations de la Reconquista en Andalousie.
Après l’indépendance du Maroc en 1956, il devient directeur technique des Phosphates, organisme dirigé par Karim Lamrani. Au cours d’une grève, il prendra publiquement parti pour les mineurs grévistes et sera renvoyé en disgrâce à Rabat. Il y assurera les fonctions de directeur des études à l’école Mohammedia d’ingénieurs.
Il rejoint aussitôt l’équipe rédactionnelle de la célèbre revue culturelle « Souffles » dirigée par Abdellatif Laâbi qui a purgé une peine de huit années de prison.
En 1970, Serfaty rompt avec le parti communiste, devenu par la suite le Parti du progrès et du socialisme, et devient membre de la direction centrale d’une organisation de gauche « Ilal Amam » (en avant !).
Destin de torture
Il est arrêté et torturé une première fois en 1972 en même temps que Abdellatif Laâbi. La revue « Souffles » sera interdite la même année. Libéré il échappera à la nouvelle vague d’arrestations pendant laquelle Laâbi sera arrêté une nouvelle fois. Refusant de s’exiler, Serfaty entre dans la clandestinité jusqu’à novembre 1974, date à laquelle il sera arrêté.
Jugé avec 139 de ses camarades au procès de Casablanca en janvier et février 1977, il est condamné à perpétuité. Il restera isolé pendant trois ans, après avoir passé avec ses camarades quinze mois de tortures au centre clandestin de Derb Moulay Cherif à Casablanca.
C’est là que le port des menottes de façon continue pendant ces quinze mois provoquera les premiers signes du « syndrome carpien » dont il a souffet tout le restant de sa vie, ce qui l’a empêché de pouvoir se servir de ses mains, en particulier pour écrire.
Juif marocain, militant des causes politiques et sociales structuré dans le mouvement « Ilal Amam » et anti-sioniste convaincu, Serfaty est engagé dans tous les combats où la démocratie et la liberté sont réclamés et portées par les voix des opprimés.
Le 30 janvier 1984, son fils unique, Maurice Ali Moses, issu du premier mariage, privé de son passeport depuis 1972, est arrêté et torturé puis condamné à deux ans de prison ferme, plus deux ans d’interdiction de séjour à Casablanca.
C’est en février 1984 qu’Abraham Serfaty sera dépossédé de sa machine à écrire qui est pour lui le seul moyen d’écrire depuis que le port des menottes pendant quinze mois consécutifs lui a ôté l’usage normal de ses mains.
En prison, Serfaty n’a jamais dissocié son sort de celui de tous les autres détenus politiques marocains. Il demandait qu’on lui restitue sa machine à écrire, qu’on l’autorise à se marier et d’avoir des visites en prison en autorisant celle qu’il veut épouser à rentrer au Maroc.
Il avait aussi réclamé le droit de recevoir les livres autorisés par la censure marocaine, le droit que son fils obtienne un passeport et qu’il puisse aller en France voir sa mère, remariée là-bas et devenue française.
Une partie de ses revendications sera satisfaite, comme par exemple le droit de se marier, vœu qu’il réalisera en 1985 avec Christine Jouvin.
La libération de Serfaty en septembre 1991- malgré les tracasseries obsessionnelles qu’il subit de la part du régime de Hassan II-, fut un grand soulagement pour tous les démocrates maghrébins et les organisations de défense des droits de l’homme. Prostré et physiquement amoindri, il rentrera au Maroc après l’accession au pouvoir du roi Mohamed VI.
En position d’infra-humanité
En prison, Serfaty n’a jamais cédé au désespoir malgré les sévices et les souffrances. La seule manière pour lui de ne pas sombrer dans la folie semble être l’écriture. Le témoignage qu’il fit parvenir à la revue « Temps modernes » et que celle-ci publia en avril 1986 est d’une insoutenable émotion tant les scènes et les faits rapportés placent la victime dans une position d’infra-humanité face à des bourreaux qui exécutent des ordres précis.
En présentation du témoignage, les rédacteurs de la revue écrivent : « Abraham Serfaty n’est pas un prisonnier comme les autres ; sans doute, partage-t-il avec toutes les victimes de l’impitoyable répression au Maroc, le même courage, la même conviction, le même amour pour le Maroc et son peuple. Mais, Serfaty a ceci de particulier, qu’il est devenu une sorte d’ennemi personnel de la monarchie : non qu’il s’en prenne, lui, spécialement au monarque (Serfaty est marxiste, il s’est attaqué surtout, dans ses écrits et son action, au système despotique marocain- mais la monarchie, elle, veut faire de Serfaty un cas exemplaire, une punition exemplaire. En brisant Serfaty, en le torturant, on ne veut pas seulement réduire un militant, un révolutionnaire, on veut surtout détruire un symbole : un Juif marocain, qui s’estime à juste titre chez lui au Maroc, par lequel le destin de ce pays et de son peuple est son propre destin- un militant révolutionnaire par laquelle des opprimés, des humiliés est sa propre cause. Voilà ce que veut détruire la monarchie marocaine en s’acharnant sur Serfaty- en s’acharnant sur sa famille, sur sa sœur décédée deux années après avoir été torturée, sur son fils qui fut emprisonné et torturé »
Comment pouvoir décrire l’indicible horreur des traitements humiliants et dégradants, le monde hermétique du prisonnier soumis à la torture ? Serfaty tient, dès le départ, à relativiser le pouvoir d’expression des mots pour mener à bien une telle entreprise : « Je dois avertir le lecteur : je n’écris les pages qui suivent, où je tente de décrire la torture, qu’avec scepticisme. Le monde de la torture est un monde tellement inhumain qu’il en devient inimaginable pour le commun des mortels. Heureusement, d’ailleurs, les fantasmes de l’enfance, les films d’épouvante peuvent donner une idée de ce que sont ces monstres à la face humaine, déchaînés à détruire le corps d’un homme pour lui arracher son âme. Mais cette destruction du corps, cet avilissement dans l’ignoble, ce déchirement de tout l’être dans la souffrance sans limite, ne peuvent pas être ressentis à travers une description, qui sera toujours, pour le lecteur, abstraite, irréelle ».
« Cela est une première raison, pour laquelle ceux qui subi la torture n’aiment guère en parler. Une deuxième raison, lorsqu’on l’a subie si longtemps et si intensément qu’elle a pénétré votre corps et votre être- et cette raison sera peut-être comprise par le lecteur de ce texte- est que parler de cela, pour celui qui l’a subie, est comme s’extirper une vomissure enfouie au fond de son corps. Je dis enfouie, maintenant, dix ans après. Tant qu’elle est encore vivace, et cela dure des années, il est impossible à soi-même de la voir en face. On doit, au contraire, tout faire pour oublier ces heures immondes, pour retrouver figure humaine, après des mois et des mois d’avilissement physique, pour que le cœur ne tremble plus à chaque son qui rappelle cette voix de basse qui me chuchotait à l’oreille, au plus profond de ma torpeur : « Nuhud » (lève-toi)- et je savais que c’était pour la torture ».
Après avoir fait le procès du régime monarchiste qui a réprimé dans le sang les soulèvements de Casablanca (1965 – 1981) et du Rif (1959 – 1984) et de ceux dont le pouvoir est fondé avant toute chose, sur la torture et sur le massacre (qui ont éliminé Mehdi Ben Berka et tué des bagnards à Tazmamart), Serfaty passe à la description de certaines méthodes atroces de torture qu’il a eu à subir. Ces méthodes donnent du tournis et des nausées. On fera l’économie de cette description qui soulève les cœurs et anéantit le sentiment d’humanité. Après plusieurs séances de torture, le prisonnier fut présenté au juge d’instruction ; ce dernier lui dit : « Vous avez de la chance que nous soyons en démocratie ! ».
Affreuses et infamantes séances d’interrogatoire
« Il y a d’abord les chevalets : deux lourds chevalets de bois massif de 1.20m à 10.40m de hauteur, avec une entaille arrondie et recouverte d’acier au milieu de la poutre supérieure ; les deux chevalets placés en vis-à-vis, le tube d’acier qui vous porte est posé dessus et vous voilà suspendu. Ces deux chevalets peuvent également servir au support des cordes qui vous lient respectivement poignets et chevilles dans la torture dite « de l’avion ».
La suspension du corps au tube d’acier est à la fois simple et diabolique (…) On m’avait d’abord déshabillé entièrement pour me faire enfiler la tenue du « Derb » (ainsi avons-nous appelé entre nous ce lieu de torture, du nom du quartier de Casablanca où il est situé le Derb Moulay Cherif) ; cette tenue consiste en une chemise et un pantalon de toile kaki, sans rien d’autre, pas même de sous-vêtements. Assis par terre, les genoux repliés sur le corps, les bras liés fortement par les poignets sont enfoncés sur les jambes jusqu’au-dessous des genoux et les tortionnaires passent alors le tube entre les poignets et le creux des genoux. Il n’y a plus qu’à vous suspendre.
L’étouffement par l’eau se fait en pesant un torchon à laver les sols (en toile de sac) sur la bouche. Le raffinement de ces experts de la torture, par rapport à ceux que j’avais subis à Rabat en janvier 1972, est de se contenter d’humecter régulièrement le torchon, ce qui produit le même effet d’étouffement que lorsqu’il est abondamment arrosé mais ainsi, le corps ne s’emplissant pas d’eau, la torture peut durer beaucoup plus longtemps. A plusieurs reprises, sur ce chiffon ainsi humecté d’eau, les tortionnaires frottaient un produit chimique qui donne alors une légère mousse. L’effet en est pour le moins étrange : on éprouve le besoin irrésistible de se mordre la bouche pour boire son sang ».
Serfaty raconte aussi les frappes de falaqa sur la plante des pieds pendant l’administration des autres tortures. Cela se faisait au moyen d’une bande de caoutchouc renforcée par une armature à la façon des pneus de voiture. Ses pieds devinrent de grandes cloques et en gardèrent des traces des années durant.
« Ces coups réguliers sur la,plante des pieds, l’étouffement par le torchon humecté d’eau sur la bouche et parfois ce produit mousseux qui rendait fou, tout cela coordonné par le cri du chef à sa meute : « verse de l’eau salée » (sur les pieds)… « ça y est, il boit son sang, il va parler »… « Allez les gars »… « C’est lui qui a écrit l’article dans Africasia… Il faut le faire parler.
Et moi je sentais mon corps se détacher peu à peu de moi, de plus en plus loin sur un océan de douleur.
A un moment, alors que mon corps était déjà très loin, alors que m’en étais déjà très détaché et ne le contrôlais guère plus, je sentis mes intestins se vider complètement sans que je puisse rien faire pour les maîtriser, comme un spectateur impuissant de la déchéance de son propre corps ».
Plusieurs autres méthodes et formes de torture sont décrites avec force détail par Abraham Serfaty, les une plus raffinées que les autres. Depuis novembre 1974 jusqu’à janvier 1976, il en a subi de toutes les couleurs, mais il n’a pas flanché ni cédé devant l’arbitraire. Lorsque, le jeudi 15 janvier, il fut présenté au juge d’instruction, ce dernier lui dit : « Vous avez de la chance que nous soyons en démocratie» !
Amar Naït Messaoud