Elle a vécu en Ukraine, puis en Algérie, pour se retrouver en Amérique du Nord. Djamila Benhabib, cette femme, qui, pour elle seule, représente une identité plurielle, nous relate dans cet entretien ses conceptions de la donne politique.
La dépêche de Kabylie : Vous êtes née en Ukraine, d’un couple algéro-chypriote, vous avez grandi en Algérie et vous vivez au Canada ; vous présentez une mosaïque culturelle et une identité plurielle, y a-t-il une culture ou une identité dominante ?
Djamila Benhabib : Cela me fait toujours sourire à chaque fois que l’on pose les questions d’identité en termes de dominés et dominants. Tous les éléments de mon identité plurielle convergent dans la même direction, si je puis dire ainsi, pour faire de moi une personne sensible au monde qui l’entoure, lucide par rapport aux enjeux de notre siècle et soucieuse de faire évoluer les idéaux de liberté et de démocratie. Il n’y a donc aucun écartèlement, déchirement ou concurrence entre les différentes composantes, bien au contraire, il y a un enrichissement, des échanges et des interactions permanentes qui me permettent de porter un regard particulier sur les problématiques sociétales. La culture n’est pas cette chose statique, qui nous enferme dans une identité immuable, mais cet outil qui nous permet de sortir du carcan de nos origines pour s’élever à l’autre, c’est-à-dire aller à la rencontre de l’humanité pour rentrer en relation avec des femmes et des hommes et rendre intelligible, à leurs yeux, notre propre réalité.
Vous avez vécu le début d’une guerre menée par les islamistes contre la République, avant de quitter cette dernière en 1994 avec votre famille pour vous installer ailleurs ; qu’est ce qui vous a poussé à écrire sur cette barbarie islamiste plus d’une décennie après votre départ ?
A vrai dire, lorsque j’ai quitté l’Algérie en août 1994, j’avais vraiment le goût de tout oublier, de ne rien dire et finalement de jeter cette expérience dans les caveaux de l’histoire pour que plus jamais cette horreur ne remonte à la surface pour venir me hanter de nouveau. C’est mon vécu en Occident, d’abord en Europe puis en Amérique du Nord, ainsi que mes différents voyages dans le monde arabe et musulman, qui m’ont amenée à réaliser que le monde est en train de vivre, sur une échelle plus grande, ce que l’Algérie a vécu dans les années 1990. Nous assistons à une montée fulgurante de l’islam politique non seulement à l’échelle des Etats occidentaux pris individuellement, mais au sein des institutions des Nations Unies, qui sont aujourd’hui constamment malmenées par des pays comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran. D’ailleurs, on peut mesurer l’intensité de cette campagne à travers la présence de l’Arabie Saoudite, comme membre permanent de la commission onusienne des femmes, en raison de généreuses contributions financières. Voilà un pays qui lapide et fouette les femmes en organisant de grandes kermesses populaires et qui, en même temps, siège à ONU-femmes pour promouvoir les droits des femmes à l’échelle internationale. Une véritable farce !
L’islamisme, qu’il soit politique ou armé tire, tout de même, une légitimité pour exister ; en quoi cette légitimité consiste-t-elle chez tous ces militants islamistes ?
Il y a surtout un contexte international et des contextes nationaux, qui ont permis l’émergence du mouvement islamiste. Une chose est sûre, ce courant ne se serait jamais si bien porté si les Etats occidentaux ne l’avaient pas encouragé. En réalité la configuration internationale du monde repose sur un pacte, qui a été scellé entre Américains et Saoudiens dans les années trente, et qui consistait à préserver la monarchie wahabite en échange de son pétrole. A partir de ceci, toutes les alliances insensées et liberticides ont été conclues pour tordre le cou à l’ennemi communiste, même en armant les Talibans. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Les raisons internes, propres à chaque pays arabe et musulman, différent d’un Etat à l’autre avec, néanmoins, quelques constantes : l’absence cruelle de démocratie et prendre l’Islam en otage pour justifier son pouvoir et se donner une légitimité.
Dans votre livre, un témoignage émouvant sur le phénomène du terrorisme islamique, en quoi le relativisme culturel est-il au service de l’intégrisme ?
En Occident, le relativisme culturel sert à légitimer les revendications des islamistes tels que le port du voile islamique à l’école, dans les institutions publiques de l’Etat et dans les compétitions sportives, faire la guerre à la mixité demander des salles de prières dans les lieux de travail, exiger des jours fériés pour les musulmans, profiter de généreuses subventions pour soit disant encourager « la culture des musulmans », interdire des représentations culturelles soit disant « offensantes » par rapport à l’Islam et aux musulmans. En résumé le relativisme culturel est une arme redoutable entre les mains de l’Islam politique qui sert à faire reculer les valeurs démocratiques, l’égalité entre les hommes et les femmes et banaliser une idéologie sexiste, raciste, homophobe et xénophobe.
Vous avez évoqué l’identité et la laïcité comme remède à l’islamisme, comment ? Et sur un autre plan, vous dites que d’autres voies sont possibles pour éradiquer le phénomène, comme l’abrogation des textes relatifs à l’Islam, le code de la famille… Comment ces voies peuvent-elles s’avérer possibles, sachant que le code de la famille, par exemple, est l’œuvre du système politique de l’époque et pas spécialement une exigence des islamistes d’aujourd’hui, même si ces derniers s’opposent à son abrogation ?
Il faut traiter les problèmes à la source et ne pas essayer comme l’a fait l’Algérie pendant trop longtemps des solutions à mi-chemin entre la modernité et les ténèbres, car, à vrai dire, les flammes des ténèbres rattrapent toujours la modernité si l’on n’instaure pas une étanchéité solide entre les deux. L’expression de cette étanchéité se traduit en politique par l’existence d’un cadre qu’on appelle la laïcité. Ce n’est en réalité ni une idéologie ni un rejet des religions mais simplement un cadre politique, qui permet aux citoyens de converger ensemble au-delà de leurs appartenances philosophiques ou religieuses, pour organiser la cité. C’est en fait, d’une part, la meilleure façon de protéger les religions des gens, qui n’ont aucun scrupule à les utiliser comme étendard pour faire de la politique et, d’autre part, de préserver la vie publique et politique de ces velléités d’instrumentalisation des religions.
Vous serez ce soir sur BRTV, quel message pour la Kabylie qui subit, ces dernières années, la barbarie islamiste ?
J’ai toujours été sensible à l’expression des revendications de la cause berbère et kabyle. En effet, cette région nous fait la démonstration à travers les siècles que résister n’est pas un vain mot. Que résister est le combat de tous les jours, de tous les hommes et de toutes les femmes. Résister contre les différentes occupations qu’a connues cette région, contre l’autoritarisme des régimes algériens et ses méthodes détestables et bien évidemment contre la barbarie islamiste. Résister de différentes façons, en préservant sa culture et son identité et en l’inscrivant dans une perspective démocratique et universelle, me semble essentielle pour le devenir de ce peuple si courageux.
Interview réalisée par Mohamed Mouloudj