Une vie vouée aux études berbères

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“D’une part, l’œuvre scientifique du Père Lanfry et celle du Fichier de documentation berbère (FDB) sont tout à fait considérables et constituent une référence essentielle pour la connaissance des dialectes berbères et culture des régions sur lesquels ont porté leurs travaux. D’autre part, son activité scientifique berbérisante s’est poursuivie sur une très longue période (plus de quarante ans), dont la plus grande partie a été menée sur le terrain. Enfin, il est certain que les études berbères doivent beaucoup au Père Lanfry et au FDB parce qu’ils ont été pendant un quart de siècle, de 1962 à 1977, quasiment les seuls à maintenir une activité scientifique berbérisante en Algérie même”. Ces mots de Salem Chaker, prononcés à l’occasion de la remise du titre Docteur Honoris Causa en 1994, par l’Institut des langues et civilisations orientales à Jacques Lanfry, nous permettent d’emblée de saisir l’importance de ce dernier dans le pénible travail de sauvetage d’une langue que beaucoup d’imbéciles voulaient voir disparaître. Par la plume, Jacques Lanfry a contribué à redonner vie à une civilisation, une culture, une langue que les différents conquérants du pays ont voulu enterrer par l’épée. Son œuvre dans ce domaine est impressionnante tant par sa variété, sa quantité et sa qualité. Mythologie, littérature orale, us et coutumes… il a étudié énormément de domaines qui touchent à la société kabyle et aux Berbères de Ghadamès (Libye). Si Jacques Lanfry, envoyé en Kabylie en 1934 pour y enseigner spécialement le français et d’autres matières secondaires, telles la géographie et la chimie, s’est retrouvé engagé dans la voie des études berbères, c’est qu’il est fasciné comme beaucoup de ses concitoyens, non moins intellectuels par la communauté kabyle. “Le pays des Kabyles nous est fermé, mais pas leur âme. Le Kabyle est positif”, avait dit Alexis de Tocqueville. “Et si l’on songe à ce que l’on sait du peuple kabyle, sa fierté, la vie de ces villages farouchement indépendants, la constitution qu’ils se sont donnés (une des plus démocratiques qui soit), leur juridiction enfin n’a jamais prévu de peine de prison tant l’amour de ce peuple pour la liberté est grand… Ces hommes qui ont vécu dans les lois d’une démocratie plus totale que la nôtre”, avait dit en toute conscience Albert Camus. A son arrivée en Kabylie, Jacques Lanfry ignorait presque tout du monde kabyle. Le Kabyle lui paraissait aussi étranger qu’un Martien. Mais très vite, il apprendra à le connaître et à maîtriser sa langue. En compagnie d’autres Pères, à l’exemple d’Henri Dallit, en cherchant à communiquer avec leurs élèves et leurs parents, ils vont s’orienter peu à peu vers un travail de lexicographie kabylie, chantier qui va les diriger tous les deux vers des études plus vastes sur le berbère.C’est à Rouen (France) que Jacques Lanfry vient au monde un certain 6 septembre 1910. Issu d’une famille pieuse, il sera élevé dans le respect des valeurs chrétiennes. C’est dans la région parisienne qu’il fera ses études secondaires avant d’entrer dans le Grand séminaire de Versailles, pour poursuivre des études théologiques qui le conduisent au sacerdoce. Ordonné prêtre en 1933, il ne tardera pas à réaliser son vœu, celui de devenir missionnaire. A sa demande, sa hiérarchie l’envoie pour une année de probation à Aït Larbaâ (Ath Yenni). L’épreuve réussie, le voilà à Alger prononçant son serment à El Harrach (Maison-Carrée) le 11 septembre 1935, le voici à Carthage poursuivant des études en langue. arabe pour une meilleure connaissance de l’islam. Après une solide formation de trois années, il est nommé en 1939 à Ouaghezen (Aït Menguellet). Mais la seconde guerre mondiale qui vient d’éclater, bouleverse le cours de sa vie. Il est mobilisé, démobilisé, remobilisé… Dans les bruits et fureurs de cette guerre qui va changer la face du monde, il est désigné comme aumônier, en compagnie d’un autre Père de “Territoires Fezzan-Ghadamès”. Son séjour dans cette oasis durera deux années, ce qui lui a permis d’étudier profondément le parler de ces Berbères très proches du Touareg. L’étude sera publiée plus tard en deux tomes : Ghadamès, étude linguistique et anthropologique (1968) et Ghadamès, étude linguistique et anthropologique (1973). Après ces péripéties, il revient à Ouaghzer linguistiquement plus éclairé et méthodologiquement plus renforcé. Car, lors de son séjour à Ghadamès, en sus de ses travaux de recherches linguistiques, il correspondait avec l’éminent berbérisant de l’époque : André Basset. Les conseils et le soutien de celui-ci lui ont été d’un grand secours. Aussi devient-il, en quelque sorte le chef du Centre d’études berbères (CEB), quand celui-ci fut créé, en 1945. C’est grâce à ce centre que Lanfry publie avec le Père Dallit, la première feuille ronéotypée du Fichier de documentation berbère en février 1946. Cette publication va paraître périodiquement et durer jusqu’en 1977. La vie de Jacques Lanfry est désormais toute tracée. L’église et le berbère vont en constituer les deux grands pôles. Il poursuit toujours ses études : le voilà arrachant, à l’université d’Alger, le brevet de kabyle puis le diplôme des dialectes berbères. Côté religion, c’est le même tableau, il va de grade en grade. Il est nommé membre du Conseil général à Rome. Il est responsable de la société des Pères Blancs, il deviendra secrétaire du Bureau Islam en Afrique du Vatican… Jacques Lanfry se voue corps et âme à sa double vocation. Après avoir vécu plusieurs aventures professionnelles et s’être éloigné de la Kabylie, il revint en 1976 pour s’installer à Djemaâ Saharidj, mais pas pour longtemps. Le berbère n’est plus en odeur de “sainteté”.Le pouvoir politique ne veut plus entendre parler de ces études berbères. Le FDB qui est devenu en 1973 le FP (le Fichier périodique) va cesser de paraître en raison des pressions politiques en 1977. C’est en cette année que Lanfry va quitter l’Algérie et poursuivre en France des études linguistiques. En 1982, il fait paraître : Le Dictionnaire kabyle-français (parler des Aït Menguellet du Père Dallet. Ce fut un grand évènement au double plan médiatique et scientifique.Travailleur inlassable, homme d’une grande moralité, Jacques Lanfry, autant que Dallet et Henri Genevois, a rendu un énorme service à la culture berbère, ses œuvres : Ghef Unejme n taddart (L’assemblée du village, 1959), L’entraide au village kabyle, 1945, Taqsit n sidi M’hend u Seâdan,1947, et bien d’autres, sont un réservoir immense où les jeunes berbérisants peuvent puiser des informations très utiles. Berbérisant illustre, Jacques Lanfry s’éteint le 8 décembre 2000 après avoir lutté cinq ans durant contre la maladie.

Boualem B.

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