Les limites historiques d’un discours et d’une pratique

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n Par Amar Naït Messaoud

L’un des outils les plus insidieusement puissants de cette mise sous scellés des aspirations de la société à un développement harmonieux qui puisse concilier authenticité et exigences de la modernité, c’est assurément l’usage qui est fait de la religion. La vision et la pratique d’un islam serein et tolérant tel qu’il était vécu par nos ancêtres ont été fondamentalement chamboulées au profit d’une ‘’solution labellisée’’ importée d’autres horizons et d’autres époques. Ce qui a donné les résultats que l’on connaît : une montée en puissance du fondamentalisme politiquement structuré et qui a tenté de saper les fondements de la république sociale et démocratique telle qu’elle a été conçue par le Congrès de la Soummam ; une régression culturelle dont le moteur principal se trouve être le ravalement des programmes scolaires et universitaires ; visions et pratiques d’un autre âge instillées dans le corps de la société au cours des quinze dernières années.

Les événements de Berriane, dont l’occurrence tend à se multiplier, devraient interpeller les élites et les franges les plus éclairées du pouvoir politique quant aux animosités et frictions persistantes entre deux communautés religieuses- ibadite et malékite- que, pourtant, tout aurait du réunir dans cette belle et rude vallée du M’zab. Des apprentis-sorciers jouent assurément avec le sentiment religieux de la population. Ce jeu dangereux n’a apparemment pas été appréhendé dans toute sa dimension par les pouvoirs publics puisque, dans les cercles officiels, l’on parle parfois de conflit entre deux communautés, d’un mouvement de jeunes qui a débordé, etc. Lors d’un forum organisé par le journal El Khabar au début de l’année en cours avec des membres représentatifs de la communauté mozabite, ces derniers ont soulevé un problème logique et inattendu à la fois : ils réclament au ministère de l’Éducation nationale l’introduction de l’enseignement du rite ibadite à l’école publique ; une revendication qui rejoint réellement les multiples aspirations démocratiques de la société où le droit à la différence est censé participer aussi à l’unité de la Nation dans sa diversité.

Quelle ne fut l’adhésion des franges les plus éclairées du pays lorsque le président Bouteflika, aux premières années de son précédent mandat, fit revivre une convivialité que l’on croyait enterrée pour de bon où Saint-Augustin et les Juifs d’Algérie avaient, momentanément il est vrai, repris droit de cité dans une patrie qui fut la leur. Le climat qui prévalait à l’époque avait même intégré cet effort de réappropriation de certains pans de notre histoire dans la grande réconciliation nationale prônée par le président.

C’est ainsi que Hadj Messali, Ferhat Abbas et d’autres figures de l’histoire nationale firent leur réapparition et de leurs noms furent baptisés des rues, des places ou des aéroports. De même que fut levé le tabou qui a pesé pendant des décennies sur l’usage de la langue française en Algérie.

Après l’ouverture de telles brèches, la société ne comprend plus comment on a pu installer un autre climat d’inquisition depuis les quatre dernières années.

Des campagnes médiatiques ou provenant de certains officiels ont, à maintes reprises, ciblé la Kabylie pour avoir prétendument servi de ‘’terre d’accueil’’ aux missionnaires chrétiens. Des citoyens ont été arrêtés en 2007 à Béjaïa et traduits devant les tribunaux pour avoir mangé en plein jour pendant le mois de Ramadhan.

Indispensable révolution mentale

Pour un pays qui essaye de remonter la pente de l’histoire après avoir atteint la cessation de paiement des ses dettes en 1994 et après avoir subi l’enfer terroriste pendant plus d’une décennie, il n’y a peut-être pas meilleure manière de le plonger dans des faux problèmes que cette polémique artificielle entretenue à propos d’une pseudo-évangélisation du pays. Les enjeux du XXIe siècle sont autrement plus sérieux, particulièrement pour des pays comme l’Algérie dont la marche vers le développement économique et la démocratie politique demeure tributaire d’une révolution mentale qui devra faire l’économie du débat sur le “sexe des anges”. On ne peut pas, en outre, se prévaloir du titre de défenseurs du dialogue des civilisations tout en ajoutant de l’eau au moulin des inquisiteurs de tous bords par des mesures que la société civile et les partenaires de l’Algérie risquent de ne pas comprendre.

« Nous demandâmes [à l’artiste] la religion qu’il confesse, pour que nous en suivions les préceptes. Nous voulions savoir le nom du prophète à qui il dédie ses prières. Alors que nous attendions sa réponse, il tourna la face et sourit » ; c’est en ces termes, mêlant ironie et subtile métaphore, que le poète Aït Menguellet montre le détachement qui devrait nous guider par rapport au raidissement des attitudes confessionnelles lesquelles, au lieu de nous fédérer sur les valeurs de la tolérance et de la modernité, risquent de semer zizanie et éternelles querelles.

Après une campagne médiatique dont les intentions étaient pour le moins interlopes, la wilaya de Tizi Ouzou avait exigé en 2007 un certificat de conformité aux deux églises protestantes de la ville pour qu’elles puissent continuer à célébrer leur culte. Cette procédure nous rappelle, mutatis mutandis, le certificat que le ministère de l’Éducation exigea en 2006 pour les écoles privées, document attestant que les programmes enseignés sont ceux du ministère et que les cours se font en arabe. Sauf que, dans l’autre cas de figure, la situation est un peu plus délicate puisqu’elle déborde sur les questions de la liberté de conscience, des Droits de l’homme et était même promise à avoir des prolongements diplomatiques puisque des personnes de nationalité étrangère fréquentent ces églises soit en tant que simples prieurs soit en tant que représentants du clergé. Ce qui, dans le fond peut charrier des questions embarrassantes aussi bien pour les autorités du pays que pour l’élite culturelle de la première religion du pays, à savoir l’Islam, c’est cet esprit d’ouverture du pays chanté sur tous les toits, cet esprit de tolérance revendiqué à hue et à dia.

Islamisme, politique et enseignement

Parlant de l’enseignement universitaire en Algérie, Arkoun constate que « l’arabisation qui a été très poussée par exemple en Algérie a abouti à une coupure de nos étudiants par rapport à toutes les publications qui se font dans les langues européennes. Si un étudiant algérien veut s’informer sur l’état actuel de l’anthropologie, il doit connaître l’anglais, le français, l’allemand, éventuellement l’italien et l’espagnol, parce que dans la bibliothèque en langue arabe, il n’y a rien à cet égard » (El Watan du 18 novembre 1992). Dans ces ouvrages relatifs à la pensée islamique, Arkoun a essayé de confronter les faits et les idées de l’histoire religieuse aux données actuelles des sciences sociales et humaines (anthropologie, sociologie, économie, psychosociologie…). L’appréhension de l’Islam fondée uniquement sur la Révélation coranique et l’enseignement du Prophète nous remet, du point de vue de la psychologie de la connaissance, dans le contexte de la connaissance mythique « L’histoire que nous sommes en train de vivre crée une nouvelle situation pour toutes les cultures du monde », affirme-t-il dans un entretien avec le journal Réalités-Tunisie d’octobre 2005, en ajoutant :  » Si l’Islam veut s’inscrire dans cette nouvelle histoire, il faut absolument qu’il bouleverse et subvertisse intellectuellement et scientifiquement tout le cadre traditionnel hérité du passé (…) L’histoire que nous vivons est une histoire de rupture totale non seulement avec les passés des religions, mais aussi avec la modernité. On n’est plus dans la modernité en marche conquérante et innovante sur laquelle nous avons vécu jusqu’au 11 septembre 2001. Le 11 septembre est une date-repère. C’est un fracas considérable à la fois pour une prise de conscience qui n’a pas eu lieu, côté musulman, mais qui n’a pas eu lieu, non plus, en Occident « .

En intervenant dans les débats publics, Mohamed Arkoun, né en 1928 à Ath Yanni, agrégé d’arabe et professeur d’islamologie, apporte un autre ‘’son de cloche’’ par rapport à l’unanimisme ravageur et médiocre qui prévaut dans le domaine de la réflexion sur l’islam en ces temps pleins d’incertitudes. La cohabitation de l’islam avec les autres cultures et religions se pose avec acuité. « C’est en Algérie que la révolution” socialiste’’ a fait les ravages les plus étendus en détruisant les bases terriennes, agricoles de la culture paysanne et les cadres de la connaissance et de la vie urbaine, déjà fortement perturbés durant la période coloniale. C’est là qu’il faut saisir la naissance et la propagation d’un phénomène socioculturel général à toutes les sociétés du Tiers-monde après les indépendances : le populisme dévastateur des villes et des campagnes, de la culture populaire et des cultures savantes, des solidarités traditionnelles et des codes ethnico-religieux régulateurs à tous les niveaux de l’existence des groupes. L’expression actuelle de ce que les acteurs sociaux appellent ‘’l’Islam’’ est, en fait, un discours populiste qui atteste, dans sa forme linguistique, dans ses contenus imaginaires et mythologiques, dans les conduites véhémentes, incohérentes qu’il inspire, la pulvérisation des cadres sociaux, des codes de l’honneur, des registres sémantiques, des lexiques réglés, des calendriers, des rituels, des célébrations, des liens de parenté ou de proximité sociale. Bref, de tout ce qui conférait un ethos, un visage, une cohésion, une mémoire et un sens de l’avenir à la société « , écrira-t-il dans Le Monde diplomatique de mars 1992.

Affranchir la citoyenneté et libérer la religion

Dans le climat délétère- aussi bien sur le plan culturel que moral- au sein duquel évolue actuellement la société algérienne, climat qui est, c’est le moins que l’on puisse dire, peu propice à l’éclosion des grandes idées, il n’était pas étonnant que l’un des forums de l’ENTV auquel était convié le ministre des Affaires religieuses l’année passée débordât sur ce qui est désormais appelé- par machiavélisme politique ou par paresse intellectuelle- ‘’campagne d’évangélisation’’. Ayant commencé à saisir la dimension réelle de ce harcèlement, de larges franges de la jeunesse ont une légitime tendance à assimiler tout ce boucan à une insidieuse entreprise de diversion qui détournerait la jeunesse de ses objectifs de libération et de promotion sociale et qui détournerait aussi les pouvoirs publics de leurs responsabilités à l’endroit de la société. Cet abcès de fixation par lequel des journaux remplissent leurs colonnes en période de dèche finit par exaspérer les plus patients des citoyens, rongés qu’ils sont par une régression sociale qui n’admet aucune espèce de coupable diversion, d’inutile coquetterie ou de complexe casuistique. Cette exaspération nous rappelle celle d’un révolutionnaire, membre du Groupe des 22, Mohamed Mechati, qui, en septembre 2005, en arriva à faire publier dans la presse un appel aux intellectuels algériens pour faire aboutir le principe de la séparation du religieux et du politique dans la vie publique nationale.

Cet appel solennel et pathétique- auquel La Dépêche de Kabylie consacra une analyse instantanée- tomba au moment où les Algériens étaient invités à se prononcer sur le projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale proposée à l’époque par le président de la République. Ce fut un appel désespéré et empreint de quelque ingénuité du fait qu’il ne s’encombrait pas de vision politicienne. La tonalité respire une profonde sincérité et exprime le cri du cœur d’un nationaliste écœuré et excédé par l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Il se voulait direct et simple : « Le fait d’ériger l’islam en religion d’État est une aberration, une erreur monumentale qui, pratiquement, assure le droit à celui qui est au pouvoir d’user et d’abuser en bonne conscience. L’islam ne doit pas être la religion de l’État. Il ne peut pas être la religion de l’État », déclarait Mohamed Mechati. Il rappela des faits d’histoire où les trois premiers khalifes de l’Islam ont été assassinés pour des raisons politiques.

Les ‘’dividendes’’ de la religion de l’État

L’interdiction de l’instrumentalisation de la religion, telle qu’elle est édictée par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, aurait pu devenir une mesure à la fois juste et historique mais dont la portée et la validité pratique ne seraient assurées que lorsque l’État lui-même aura été libéré de la matrice idéologique qui a rendu possible un exercice de la politique sur des bases religieuses. Cette matrice, on la retrouve dans les programmes scolaires et dans l’usage que fait l’État lui-même de la religion. Comme le soulignait M. Mechati dans son appel, ‘’il n’a pas suffi au pouvoir d’utiliser les mosquées et tous les médias de l’État en exclusivité ; il a fait ressusciter les zaouïas, il en a même créé de nouvelles avec le budget de l’État pour les besoins de sa politique’’.

Au lieu, comme l’exige la modernité politique, que les acteurs politiques s’affrontent sur l’arène à base de programmes sociaux et économiques, l’on se trouve réduit à jouer à ‘’qui est plus musulman que l’autre et qui est sur la vraie voie de l’islam ?’’. L’Islam étant religion d’État, les organisations politiques en compétition se sentent en droit de proposer, à qui mieux mieux, de prendre en charge un élément fondamental des attributs de l’État.

Comme le constate l’auteur de l’appel, le ver est dans le fruit. L’argument est mal fondé de vouloir interdire aux autres ce dont nous nous arrogeons le droit d’user et d’abuser. La gestion moderne de l’économie et de la société- que la mondialisation en cours est en train de baliser- proscrit toute forme de traitement et de distinction sur la base de la religion. Le peuple ne doit pas être pris en tant que magma de croyants mais en tant que citoyens affranchis.

Quant à s’adresser aux intellectuels, comme l’a fait Mechati, pour prendre en charge une noble notion qui a pour nom la laïcité, il y a peut-être lieu de rappeler ici le poids négligeable de l’‘’Intelligentsia’’ algérienne au sein de la société.

Des raisons historiques ont fait que cette couche est laminée : les purges de la révolution, la prise du pouvoir dès l’indépendance par une caste et, enfin, la série d’assassinats commis par les intégristes sur la fine fleur de la culture algérienne dans les années 90.

Au début de l’“ouverture démocratique” de 1989, des partis et personnalités se réclamant de la démocratie avaient lancé le débat sur la laïcité. Mais, c’était compter sans les pesanteurs et les retards historiques qui ont obéré les chances de l’éclosion d’un vrai débat, et surtout sans les manœuvres scélérates qui préparaient le courant intégriste à la gestion des affaires du pays. Aujourd’hui, seule une riposte éclairée et vigoureuse des défenseurs de la vraie démocratie et de la République pourra ébaucher la sécularisation de l’acte et de la conduite politiques afin de pouvoir se consacrer aux grandes tâches de la reconstruction nationale et du développement.

Au cours de ces dernières semaines, un mini-débat a été enclenché dans la presse privée sur ce qui est appelé le week-end universel et que l’Algérie, sous l’impulsion de l’islamisme montant qui a pu neutraliser le “progressisme” de Boumediène, a abandonné à partir de 1977. Des entreprises, poussées par l’impératif de la rentabilité et de la croissance, ont opté pour un week-end semi-universel (vendredi-samedi). L’administration publique ne suit pas encore. Lorsqu’une administration d’un pays fortement dépendant de l’étranger en matière d’approvisionnement reste sourde aux pertes générées- et qui se calculent en millions de dollars- par la mise à l’arrêt des bateaux en rade en raison de deux week-ends cumulés dans une semaine, c’est qu’il y a quelque part une raison fêlée qui continue à présider à nos destinées. Par rapport à nos partenaires étrangers qui deviennent de plus en plus nombreux, l’Algérie ne travaille que trois jours dans la semaine, et cela au nom d’un “impératif” religieux : la prière du vendredi. Pourtant, il ne faut pas être grand clerc pour pouvoir aménager une plage horaire pour permettre aux fidèles d’accomplir leur prière hebdomadaire. Quant à l’appel à la prière en vigueur depuis 2005 sur l’antenne des trois chaînes de la télévision, il brille surtout par son anachronisme dans un pays très large traversé par plusieurs méridiens. Cela reproduit quelque part cette image d’Épinal qui fait d’Alger, par nombrilisme administratif, le barycentre du pays. Car, lorsque le muezzin appelle à la prière du “maghreb” à Alger, les prieurs de Tébessa font déjà leurs ablutions pour la prière de l’Icha, alors que ceux de Naâama et de Bougtob n’ont pas encore rentré leurs troupeaux après une journée harassante sur la steppe.

Fatalisme et démission de la citoyenneté

Les épreuves que sont en train d’endurer les peuples musulmans du Maroc jusqu’en Indonésie relèvent-elles des lois terrestres dictées par le mouvement de l’histoire et les rapports de forces en présence ou seraient-elles une conséquence d’hypothétiques ordonnances célestes ? Cette question posée il y a des années par des politologues et autres analystes au sujet de la ‘’solution islamique’’ proposée aux Algériens après les événements d’octobre 1988 (Laâdi Lahaouari, Mohamed Harbi, Mostefa Lacheraf,…) se retrouve encore au cœur des débats charriés par la déception des peuples et la défaite des élites face à l’inexorable marche de l’histoire qui fortifie les forts et se gausse allègrement des faibles.

Les justifications à l’emporte-pièce avancées par les adeptes de la paresse intellectuelle quant au retard historique enregistrés par ces pays- dont pourtant une grande partie est noyée et engluée dans la rente pétrolière- relèvent plus de la mystique que de la rationalité. Ce serait, à leur yeux, la “tiédeur” de la foi des musulmans qui les a empêchés de se mettre au diapason du développement mondial ! Il est probable qu’il n’y a pas meilleur argument pour occulter les affres de l’histoire coloniale, l’exploitation des peuples à l’échelle des continents et même les tyrannies actuelles par lesquelles les gouvernants tiennent en laisse leurs peuples. La misère, l’ignorance et le sous-développement ne sont pas le propre des pays musulmans ; ils sont le ‘’destin’’ commun de tous les pays dits du tiers-monde.

Le grand muphti Cheikh El Kardhaoui a déclare dans une interview au journal algérien ‘’El Khabar’’ (2007) :  » Nous devons nous adresser aux gens dans leurs différentes langues. Notre problème est que nous parlons à nous-mêmes et non aux autres. Et cela exige une grande préparation[ de notre part] et des personnes qualifiées dans les sciences, les arts, la communication et les langues  » (pour expliquer l’islam aux Occidentaux).

Quelques lignes plus loin, il s’en prend véhémentement aux autorités danoises pour n’avoir pas exprimé de regrets après l’affaire des fameuses caricatures du Prophète :  » Le gouvernement danois actuel vient de la droite chrétienne extrémiste sionisée comme la droite chrétienne extrémiste sionisée qui gouverne l’Amérique « . Est-ce par ce genre de discours qu’il faut expliquer l’islam aux autres ? Dans ce registre précis, l’on ne peut que déplorer que des personnalités pondérées, d’une honnêteté intellectuelle reconnue et d’un background scientifique éprouvé n’aient pas pu faire entendre leurs voix au milieu d’un brouhaha animé par des médiocres et des politicards.

Les islamologues et intellectuels algériens que sont Mohamed Arkoun, Slimane Zeghidour, Souheil Bencheikh, Malek Chebel, les regrettés Mostefa Lacheraf, Abdelmadjid Meziane et Djamal Eddine Bencheikh sont ceux qui sont qualifiés à s’adresser à l’Occident, mais aussi aux leurs,- et ils l’ont fait sur les bancs des universités et dans les forums mondiaux- pour faire sortir la pensée musulmane de la sclérose et de la décadence qui ont compromis ses chances de renouvellement depuis au moins la chute de Grenade et la dislocation des empires musulmans.

Le peuple algérien retiendra que la plupart de ceux qui s’égosillent aujourd’hui à nous apprendre la place de l’islam dans la société et les valeurs de tolérance et de paix que véhicule cette religion s’étaient contentés, au cours de la décennie rouge marquée par un terrorisme sanglant mené au nom de l’islam, de regarder de loin- et cela dans le meilleur des cas- en attendant qu’un vainqueur se dégage du conflit.

Instruits par de pareilles épreuves, les Algériens veulent être considérés d’abord comme citoyens dont ‘’les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune’’, comme l’énonce un passage de la Déclaration des droits de l’homme.

Jusqu’à quand continuera-t-on à chercher une caution religieuse à des choix politiques, à des options économiques et aux activités culturelles ?

Complexes, replis identitaires et refus de l’autre

Si André Malraux, après avoir observé du regard aigu de l’intellectuel critique la marche des sociétés du XXe siècle, annonça que le vingt et unième siècle ‘’sera religieux ou ne sera pas’’, c’est par rapport à la faillite des idéologies qui ont soutenu les systèmes totalitaires et l’arrogance du grand capital, deux processus d’évolution sociale des temps modernes qui ont laissé peu de place pour le rôle des structures familiales et qui ont induit un délitement irrémédiable de toutes les solidarités traditionnelles (par l’accélération de la rupture de l’ordre tribal, l’encouragement de l’exode rural, l’urbanisation incontrôlée et la consécration du salariat comme unique mode d’acquisition de revenus). Le cas de l’Algérie et de la plupart des pays du Tiers-monde ayant subi une sauvage colonisation présente cette spécificité de voir les valeurs culturelles du pays dévoyées et devenir objet de dérision et de complexe. Le complexe du colonisé, profondément examiné par Ibn Khaldoun – selon le contexte de l’époque – et revisité par l’intellectuel tunisien Albert Memmi, a indéniablement entraîné des replis identitaires ravageurs qui font miroiter une sorte de “bonheur utérin” à retrouver le paradis perdu et à le reconquérir par le retour aux mythiques origines où régnaient “justice, pureté et béatitude”. La perte des repères culturels et sociaux s’accentua avec les indépendances où les désenchantements et les désillusions n’ont d’égal que l’espoir d’un bonheur messianique entretenu par la lutte contre les forces d’occupation.

À l’échelle de l’Algérie, l’exaltation de la bigoterie et l’exercice du prosélytisme à tout va ont trouvé dans l’orientation rentière de l’économie et dans certains secteurs de la vie publique, à commencer par les programmes scolaires, le tremplin idéal. Ceux qui s’en prenaient à Kateb Yacine, y compris lors de ses funérailles, n’ont jamais lu un paragraphe de “Nedjma” ni suivi une scène de “La Guerre de deux mille an” pour s’apercevoir de la grandeur, de l’authenticité et de l’universalité du Keblouti. Ils ont cédé plutôt à l’ambiance d’inquisition instaurée par les tenants du système et qui- faute de courage, de panache et de compétence- ne peuvent affronter leurs ennemis politiques que par l’invective et l’abjection.

L’un des moyens préférés de cette mouvance pour domestiquer la société est d’avilir, d’annihiler et d’effacer le souvenir même des porteurs d’idées de modernité et de la liberté de pensée. En Égypte, où leurs tuteurs politiques ont essayé de semer la terreur au sein de la classe intellectuelle, ils n’ont pas hésité à raviver les querelles religieuses pour espérer vainement effacer de la carte la minorité religieuse copte- 10% de la population égyptienne-, à assassiner l’écrivain Farag Foda, déclaré impie, et à poignarder Naguib Mahfûz, l’unique prix Nobel arabe de littérature.

Ayant perdu les repères culturels qui font l’authenticité algérienne, la nouvelle génération se trouve, à son corps défendant, coincée entre une modernité mal assumée- où seuls les ersatz du développement lui sont accessibles- et une tradition qui s’effiloche à vue d’œil et qui, par une dérive sémantique, prend le nom de ‘’salafia’’.

Au lendemain de l’Indépendance, le déficit de la conscience culturelle au sein des structures de la révolution a trouvé son prolongement dans le nouvel État indépendant.

En place et lieu d’une politique culturelle solide qui s’appuierait sur la promotion de l’école, de l’industrie cinématographique, de l’encouragement du théâtre, de la culture musicale et muséale, du livre et de la lecture, l’on a eu droit à une démagogie populiste faite d’une mixture de socialisme de caserne et de bâthisme à tout crin. Le vide culturel qui s’est greffé à une situation dramatique d’analphabétisme héritée de la colonisation ont crée une si parfaite jonction létale avec la gestion clientéliste de la rente pétrolière que même le simple bon sens populaire et les vieilles valeurs de moralité et de probité ont déserté la maison Algérie

Moulins à vents

L’inculture dominante, les manipulations de tous bords et les intérêts rentiers liés à l’exercice du pouvoir ont, par une infernale logique, secrété leurs terribles Torquemada. Néanmoins, pour avoir trop joué avec la ‘’cartographie’’ religieuse et/ou ethnique, certains idéologues ont tout simplement été à l’origine de l’embrasement de leur pays. Le Rwanda, le Nigeria et le Liban sont les tristes exemples de la deuxième moitié du 20e siècle, sans parler des guerres intestines en Irak qui ont fait ‘’durer le plaisir’’ des Américains et donné consistance à leurs infinie convoitise et vorace appétit.

Que gagnerait l’Algérie à s’enfoncer davantage dans les futilités et le cercle vicieux de la lutte contre les ‘’moulins à vent’’ ? Ce donquichottisme nous fait non seulement tromper de cible en ce 21e siècle de la mondialisation où les retardataires et les faibles n’ont pas de place, mais nous a conduit surtout à jouer avec le feu en montant en épingle la sensibilité religieuse au détriment de la citoyenneté, laquelle seule est censée fonder les valeurs de la République. Nous n’aurons rien inventé ; le Congrès de la Soummam et, avant lui, la Déclaration du 1er Novembre, sont clairs quant au caractère républicain et social de l’État algérien pour lequel plusieurs générations se sont sacrifiées.

Comment peut-on se permettre encore de mettre flamberge au vent dès qu’une différence ou une simple nuance de teinte vient bousculer notre idée étriquée d’unicité et d’uniformité ? Tout en sachant que cela se passe dans un pays qui n’a pas retrouvé toute sa sérénité et les vraies valeurs du travail à même de chasser l’esprit de la rente et l’ennui assassin.

Amar Naït Messaoud

[email protected]

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