Le militant de tous les combats identitaires

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Mammeri ou la venue au monde d’un ménestrel. Il était l’alpha et l’oméga d’une culture longtemps reniée. Il était le vigile universel de toutes les expressions et de tous les fantasmes silencieux et parlant de la terre. Il a aimé l’olivier par-dessus tout et il le dit sans ambages en réponse à une question de Jean Peligri : «Quel est votre arbre préféré ?» «L'olivier! Naturellement.

Par S. Ait Hamouda

Ce n’est pas original, mais on a les arbres que l’on peut et celui-là a toutes les vertus. D’autres essences ont plus de prestige. La littérature les a toutes chantées sur tous les tons. Elle a dit la beauté rectiligne des cèdres, ceux du Liban, dont elle a même entendu les chœurs, mais les nôtres ne sont pas moins altiers ni moins harmonieux; je les trouve même plus humains.

T’est-il arrivé de contempler vers Tikjda ces cimetières d’arbres calcinés, dont les chœurs tragiques ne disent que l’insupportable mort. Vous (c’est tout ce qu’il y a au nord de la Méditerranée) avez évoqué les hêtres, les trembles, les peupliers, invoqué les chênes consacrés au gui l’an neuf. En Russie, j’ai tant entendu de guitares et de voix conter au bouleau la peine des amants, leurs amours et leurs nostalgies, que j’aimais les bouleaux avant d’en avoir jamais vus.

Plus tard, j’y ai retrouvé les couleurs pastel, la blancheur liliale, les feuilles tendres, les fûts frêles et droits. Mais qu’importe! C’étaient les arbres d’autres climats que celui dont j’avais respiré l’ardeur de l’été, les soleils pâles de l’automne. L’arbre de mon climat à moi, c’est l’olivier; il est fraternel et à notre exacte image. Il ne fuse pas d’un élan vers le ciel comme vos arbres gavés d’eau. Il est noueux, rugueux, il est rude, il oppose une écorce fissurée mais dense aux caprices d’un ciel qui passe en quelques jours des gelées d’un hiver furieux aux canicules sans tendresses.

À ce prix, il a traversé des siècles. Certains vieux troncs, comme les pierres du chemin, comme les galets de la rivière, dont ils ont la dureté, sont aussi immémoriaux et impavides aux épisodes de l’histoire; ils ont vu naître, vivre et mourir nos pères et les pères de nos pères. À certains, on donne des noms comme à des familiers ou à la femme aimée (tous les arbres chez nous sont au féminin) parce qu’ils sont tissés à nos jours, à nos joies, comme la trame des burnous qui couvrent nos corps.

Quand l’ennemi veut nous atteindre, c’est à eux, tu le sais, qu’il s’en prend d’abord, parce qu’il pressent qu’en eux, une part de notre cœur gît et… saigne sous les coups. L’olivier, comme nous, aime les joies profondes, celles qui vont par-delà la surface des faux-semblants et les bonheurs d’apparat. Comme nous, il répugne à la facilité. Contre toute logique, c’est en hiver qu’il porte ses fruits quand la froidure condamne à mort tous les autres arbres.

C’est alors que les hommes s’arment et les femmes se parent pour aller célébrer avec lui les noces rudes de la cueillette. Il pleut, souvent il neige, parfois il gèle. Pour aller jusqu’à lui, il faut traverser la rivière et la rivière en hiver se gonfle. Elle emporte les pierres, les arbres, et, quelquefois les traverses. Mais qu’importe! Cela ne nous a jamais arrêtés; c’est le prix qu’il faut payer pour être de la fête.

Le souvenir émerveillé que je garde de ces noces avec les oliviers de l’autre côté de la rivière – mère ou marâtre selon les heures – ne s’effacera de ma mémoire qu’avec les jours de ma vie. Et puis quoi? Rappelle-toi: l’olivier, c’est l’arbre d’Athéna, déesse de l’intelligence, Athéna, sortie toute armée du cerveau de Jupiter (n’est-ce pas une merveilleuse chose que de pouvoir, ainsi à l’agréable et l’utile, joindre l’intelligence? Athéna, déesse aux symboles et rites libyens (l’Egide, dit Hérode, c’est le nom berbère du chevreau et c’est vrai, c’est le même mot qu’on emploie aujourd’hui: ighid).»

Il n’à point failli à ses convictions, ni à ses principes. Témoignant sur sa rencontre avec Jean Amrouche à Rabat, il dit : «J’ai vu Jean Amrouche quelques semaines avant sa mort, sur la terrasse d’un hôtel à Rabat, où les fleurs chantaient le printemps et la vie. Nous avons commencé à supputer les chances de la paix et après elles les visages possibles de la libération. Nous le faisions en français. Puis brusquement sa voix a mué, elle est devenue sourde, je devais l’écouter pour l’entendre.

J’ai mis quelques temps pour m’apercevoir que nous avions changé de registre ; nous étions passés au berbère. C’est que, je pense, nous sentions, sans avoir besoin de nous le dire, que pour ce que nous disions c’était maintenant l’instrument le plus juste (…)». Que ce soit pour l’olivier ou pour Amrouche ou à pour tout ce qu’il avait à répondre, Mammeri a été entier, sans concessions et sans salamalecs. Il est né sous sa belle étoile et il est parti la couvant, la dorlotant, l’étreignant jusqu’au vertige.

S. A. H.

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