Un homme nourri à la sève de la vérité et la raison des révolutions justes

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“Chaque révolution est un bref apax. Celles qui réussissent répondent aux besoins de la société de leur temps. Elles continuent d’être opérantes pendant tout le temps que cet état durera fondamentalement.” M. Mammeri

Par Iddir AHMED ZAID, Université Mouloud Mammeri

Souvent on passe à côté d’événements anodins et de détails que l’on croît insignifiants ou l’on prend pour une bagatelle ce qu’un pan de l’humanité, par son génie linguistique et culturel, a mis des siècles à produire et que des hommes au nom de la magnification d’une civilisation, d’un dogme, d’une idéologie introvertie décide de confisquer ou carrément d’effacer. Mais il est des hommes qui donnent du sens et une importance considérable à ces détails humains pour en faire jaillir des idées nobles et les projeter dans l’avenir comme butins aux futures générations. Détails sans lesquels ils seront rien devant les autres, devant le caractère fulminant et invasif des dominations actuelles et futures, sous toutes leurs formes, parce que détails après détails, les valeurs humaines se noient dans l’incertitude que projettent volontairement les manipulateurs de l’histoire, les concepteurs de dogmes et de vérités absolues apprêtés pour effacer ostensiblement les fondements existentiels d’une nation ou d’un peuple que l’on voue aux gémonies du panurgisme et de la remise de l’oubli. Bien au fait de ces pratiques à l’œuvre dans ces démarches sourdes érigées parfois en science, M. Mammeri a été dès sa prime jeunesse aux premières loges dans la recherche et l’exhumation des référents et ingrédients essentiels à la préservation et à la re-projection dans l’avenir de notre culture, à la consolidation de la marque de notre existence aux côtés de ceux qui façonnent les visages de ce monde et de ses cultures. Pour exister, il faut avant tout être soi et parler de soi, faire parler ses valeurs et les référents de sa génomique culturelle pour être acceptés en tant que tels dans l’échiquier complexe des civilisations. Durant toute sa vie, il s’est livré à cet exercice difficile, challenge qu’il s’est fixé pour faire ré-émerger des effluves et des marges de l’histoire une langue et une culture qui étaient les siennes et qu’on prédestinait à la disparition.

Parti de là, il a lutté par sa plume et son esprit dans la sincérité, la modestie et la sérénité pour opposer la rigueur de son combat par le savoir et la capitalisation du savoir ancestral à ceux, tour à tour, qui ont voulu nous reléguer au statut de résidus de l’histoire au point d’être la cible privilégiée de ces meutes de délateurs et de sycophantes de tous bords. Mais ayant opté pour une voie juste, il a d’abord choisi la défense et la consécration de l’humanité en général contre ce que les hommes et leurs civilisations ont produit de plus abject : la folklorisation, la ghettoïsation et à l’extrême, l’éradication de leurs semblables. Car rien ne lui est étranger parce que, et avant tout, il est humain. Et les valeurs humaines ne lui échappent pas. Il les a connues et rencontrées dans sa propre société. Il y a baigné et s’en est abreuvé. C’est à partir de là qu’il a forgé ses principes et sa détermination inébranlable par une collusion entre l’esprit critique acquis du savoir moderne et l’hétérodoxie héritée du savoir ancestral et de la culture vécue qui mène aux valeurs essentielles. Il n’affirme rien, il puise ses ressources dans le concret, argumente et démontre magistralement ce qu’il veut faire entendre à qui l’ignore ou veut convaincre. Il use de l’esprit cartésien pour désarticuler les fossoyeurs de ces réalités identitaires millénaires en apportant la preuve par neuf. D’ailleurs, c’est sous le fronton de l’humanité et des valeurs humaines qu’il va défendre inlassablement la question algérienne face à la puissance coloniale française, ses intellectuels et devant l’ONU. C’est sous cet angle qu’il a interpelé J. Sénac quand il lui signifia dans une lettre qu’un «homme se pèse à son poids d’humanité», mais en s’adressant à la France, il use d’une rhétorique dure et tranchée pour clamer l’indépendance inéluctable de l’Algérie et que la lutte multiforme finira par l’arracher quelles que soient les vicissitudes.

Face à la mésintelligence de l’époque coloniale et à la diabolisation de la berbérité post-indépendante, M. Mammeri est resté impavide, gardant une persévérance et une constance inouïes dans sa démarche qu’il consacrait à ouvrir chantier sur chantier pour jalonner la voie qu’il dit finir un jour par triompher. Ces projections qui relevaient de rêves il y a des décennies, sont en train de se produire de nos jours et de se dérouler sous nos yeux devant l’impuissance de ceux-là mêmes qui ont toujours cherché à enfouir nos réalités infrangibles dans les fosses de l’histoire et de leurs ostentations puériles. Ses pressentiments et ses espoirs sont en train de se réaliser en ces moments dans cette action spectaculaire du peuple qui ne laisse aucune entremise à la supputation et à la démonisation de sa personnalité et de son identité propre, comme il marche à sa libération. Pour être visionnaire, M. Mammeri l’a été, et rien ne peut perturber la marche de son peuple et des siens comme il aime à les qualifier et à le clamer avec une certitude chevillée.

A son corps défendant, il s’en est allé réunir les déterminants multiples d’une société violemment agressée et perturbée dans les structures de son propre corps, pour leur donner un sens et ré-asseoir leur fulgurance à peine sortie de 132 ans d’une colonisation dont la dynamique est mue par une fabrique civilisationnelle orientée vers l’acculturation, la déculturation et la dépossession d’un peuple de sa propre âme. Il est évident que ce nouvel épisode corrosif n’est que le septième d’une série dans la longue histoire de l’Afrique du Nord, suivi d’un autre plus douloureux, au moment où l’on pensait que cette société allait recouvrer ses ressorts et ses esprits et connaître un répit pour renouer avec ses propres attributs dans l’indépendance et la liberté. En homme averti et fort de son expérience, M. Mammeri a esquissé les avatars de cet épisode postindépendance, dans nombre de ses ouvrages dont les plus expressifs sont certainement La Cité du Soleil et La Meute, ou encore La Traversée, un épisode singulier dont les reflux continuent d’agir jusqu’à nos jours. Il y a peint de manière subtile et ironique le désenchantement des lendemains d’une indépendance confisquée avec ce mépris affiché contre l’intelligence et l’imposition d’un modèle sociétal et culturel préfabriqué aux antipodes de nos propres valeurs et réalités. Dans ce modèle, le citoyen est amené à vivre un malaise dans sa civilisation qui tire ses origines d’une ambiguïté profonde où l’on exige de lui d’être conforme à un cliché idéal défini à partir d’éléments supposés tirés de l’histoire et correspondant souvent à des normes culturelles fantasmes, en contradiction avec l’obligation qui lui est faite d’être avant tout un citoyen inséré dans sa quotidienneté. Dans ce schéma, il s’opère un transfert de responsabilités : l’individu marqué jusqu’alors par son appartenance à un groupe (Moi collectif) devient un membre quasi-anonyme d’une collectivité dont la structuration administrative renvoie à une entité, l’Etat, difficilement identifiable comme père et support du message ancestral comme le relevait M. Boucebci.

Face à ce décollement identitaire et culturel et ce modèle agressif dont les contours ne présageaient rien de bon, M. Mammeri continuait d’agir avec abnégation et résilience en œuvrant en permanence à un travail de sauvegarde de la culture berbère, et nationale en général, tout en constituant un acteur majeur dans le processus de conscientisation de ceux qui croyaient fermement en ces réalités irréfragables et incontournables du construit de l’algérianité. C’est ainsi que durant les années de plomb de la décennie 70 particulièrement, devant le déni et l’interdiction manifestes qui frappaient la berbérité et ses promoteurs, toute une génération a trouvé en lui un refuge sécurisant, en sa sagesse, sa modestie, sa résolution et son intrépidité. Le contact avec sa personnalité exceptionnelle et la densité de ses travaux a galvanisé cette génération jusqu’à couver et signer l’acte de naissance du Printemps berbère de 1980 qui coïncide avec la parution de son ouvrage fondateur, Poèmes kabyles anciens, qu’il a consacré à l’analysé fine et intelligente du spectre des principaux enseignements d’une tradition orale séculaire offrant ainsi un cadre conceptuel et un corpus dense à la production littéraire de la Kabylie d’antan. Cet évènement majeur a été un tournant dans la jeune histoire de l’Algérie indépendante et, à partir de là, c’est notre société entière qui a trouvé refuge dans l’aura de M. Mammeri à l’instar de nos ancêtres qui se réfugiaient dans le nimbe de la sagesse de l’autre homme exceptionnel, Cheikh Mohand Oulhocine, dont les dits allégeaient ses pèlerins du pénible quotidien et de la férocité des exactions de la colonisation alors au summum de ses conquêtes.

M. Mammeri était ainsi de toutes les révolutions, les révolutions pacifiques bien entendu. Celles qui sont justes et qui concourent à la libération de son peuple, de notre peuple qui sonne les profondeurs des valeurs humaines et de la grandeur africaine. Les révolutions qui participent à libérer l’humanité du joug de l’humiliation. Sa plume incisive aiguise la vérité, cette vérité qui s’accroche aux rocs des montagnes de ce pays qui a vu défiler invasion sur invasion sans pour autant voir son peuple abdiquer, ce peuple qui, à chaque fois, a su se libérer de leurs emprises multiformes. Son esprit acère cette vérité qui coule comme le sable glissant sur les flancs des dunes sahariennes pour finir tôt ou tard par émerger malgré le subterfuge fallacieux de la proscription de l’emblème identitaire berbère, et malgré que ce déterminant millénaire fait face encore à la rapacité d’une idéologie vaseuse sortie droit des marécages d’un dogmatisme archaïque distillé dans ces officines extrémistes, elles-mêmes abreuvées aux égarements de ces nano-états et pétromonarchies du Golfe qui digèrent mal l’émergence de démocraties dans l’espace nord-africain dont l’islam positif séculaire cadre mal avec leur volonté d’imposer son versant rétrograde et pétrifiant.

I. A. Z.

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