De la rencontre de Chikh Mohand Oulhoucine avec Ssi Mouhand Oumhand (5 et fin)

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Par Abdennour Abdesselam :

Devant la complainte de Ssi Mouhand, Chikh Mohand lui recommande de mettre fin à son errance et de se fixer avec une épouse qui l’aiderait à alléger ses souffrances. Mais le poète se sentant lui aussi en fin de vie n’était pas porté sur une telle intention. A quoi bon un ménage sur le tard d’une vie d’autant que la vie n’avait pas gâté le poète, du moins au plan social, lui qui avait vu les biens de son père détruits et brûlés par l’armée coloniale. Tant de souffrance et tant d’abattement ont fini par l’user. C’est justement ce destin tragique qu’il dénonce à Dieu et par-devant Chikh Mohand comme témoin suprême. Il n’arrive pas à s’expliquer d’avoir été oublié de Dieu «wer t-id-ifekker», alors que d’autres ont été comblés «iketter-as zher». Il eut la même attitude plaignante et tranchante face à Dieu (Rebbi iteddu di neqwma) dans le poème «temmut taâzizt wer nemzir» qu’il composa à la mémoire de sa bien aimée qui lui a été brutalement et cruellement ravie. Qu’à cela ne tienne, le Chikh lui réitère les premiers conseils sans rien lui reprocher de sa plainte. Ssi Mouhand par deux autres poèmes se reporte de nouveau au Chikh comme dernier et ultime recours cherchant la paix de l’âme. Dans un dernier vers et en guise de conclusion, le poète se laisse aller à l’exorcisme par le jeu et le sens des mots. Il fallait bien que le verbe vienne soulager et atténuer la douleur du poète. Comme pour autoriser le poète à quitter les lieux, Chikh Mohand dira à Ssi Mouhand (va poète errant, tu finiras sans doute dans l’errance). En effet, le poète, sans domicile fixe, ni famille, ne pouvait rencontrer le terme de sa vie que dans l’errance. Mais Chikh Mohand ne prie pas Dieu de faire mourir le poète dans l’errance. Il ne dit pas «Ruh, ad ig Rebbi…» (va, Dieu fasse que…). Le Chikh ne s’est jamais prévalu comme représentant de Dieu sur terre pour qu’enfin croire être la voix de Dieu. Il savait seulement que la destinée finale du poète était déjà prévisible, même pour le commun des mortels. Ce n’est donc pas une «daâa». Mouloud Feraoun écrit dans son ouvrage consacré à Ssi Mouhand ce qui suit : «Ssi Mouhand, éternel vagabond, pouvait-il mourir dans son village natal, qui d’ailleurs n’existait plus ? Quant au Chikh, il n’avait pas d’héritiers mâles, et la menace qui pesait sur ses biens n’était pas difficile à imaginer». Ssi Mouhand fait alors devant le Chikh le vœu qu’il soit enterré au lieu dit Asqif n Ttmana aux Aït Sidi Saïd à la sortie de Michelet sur la route menant à Fort National. Certains rapportent que Ssi Mouhand aurait répondu au Chikh en priant Dieu qu’il meurt sans héritier. Il est très difficile qu’une telle réponse soit enfin possible. Ssi Mouhand avait un trop grand respect du Chikh pour qu’il puisse enfin s’adresser ainsi à lui. Mais un des traits de caractère des cultures orales est ce libre cours aux multiples interprétations, amplifications et quelques fois déformations des faits. Le poète quitta les lieux et jamais plus les deux génies ne se rencontreront.

A. A. ([email protected])

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