Celui dont ni les balles, ni les bombes, ni les obus n’avaient voulu pendant la guerre de libération, celui qui s’était fait une réputation de baroudeur jusque chez l’ennemi qui l’avait condamné par contumace, le commandant Saïki, s’est éteint la semaine dernière à l’âge de quatre-vingt-trois ans, à la suite d’ une longue maladie.
Une disparition qui a plongé la famille révolutionnaire dans la tristesse et le regret. Il laissait, cependant, une œuvre à la postérité : un livre relatant par le menu détail son engagement dès mai 1956 dans les rangs de l’ALN et ses combats jusqu’au premier jour de l’indépendance ; un musée à Sour El Ghozlane où il a recueilli patiemment les pièces à conviction de ce long procès fait au colonialisme à travers la Révolution de 54, et qui s’est terminé par le verdict que l’on connaît : l’indépendance en 62. Il laissait enfin un témoignage vivant et vibrant sous la forme d’un CD déposé au ministère des moudjahidine et auquel on peut accéder au musée de Bouira. C’est là dans un silence quasi religieux, que nous avons écouté pendant plus d’une heure, l’homme des temps héroïques parler, sur l’écran, de lui, de ses compagnons d’armes, des nombreuses batailles gagnées souvent au prix de lourdes pertes, des trahisons, des privations, des petites querelles, du découragement parfois, et d’espoir jusqu’au but final. Nous prenons sur nous de faire une synthèse de cette longue confession orale qui a précédée d’un an la parution du livre en 2010. Le commandant Saïki est né à Hdjar, un hameau dans les hauteurs de Dirah qui environnent la ville de Sour El Ghozlane, connue alors sous le nom colonial d’Aumale. L’enfant fréquente à la fois l’école française et l’école coranique. Il découvre très tôt ce que le système colonial a d’inique et de répugnant : la ségrégation qui faisait que les petits indigènes ne s’asseyaient pas sur les mêmes bancs que les petits Français, ces derniers ayant leurs propres établissements publics. Révolté par cette découverte, il adhère très tôt au scout musulman algérien, où tout en apprenant les règles de ce mouvement, il se voit enseigner le patriotisme et les valeurs propres aux Algériens. Il assiste entre-temps à la naissance du PPA, mais il est trop jeune pour s’y faire admettre. En 54, il se retrouve au café de Ali Messaour en compagnie de six ou sept jeunes comme lui que rapprochent les mêmes idées et les mêmes sentiments de révolte à l’égard de l’occupant. Ensemble, ils finissent par créer une cellule secrète dirigée par Ali Saddadou. Il y a bien les Messalistes, mais une rivalité souvent mortelle les oppose aux éléments de l’ALN. Et c’est les rangs de cette armée qu’ils veulent rejoindre. Ils vont attendre jusqu’en 56. En attendant, motus et bouche cousue sur leurs activités secrètes au sein de la cellule. Les exemples de trahison dans la région défrayent la chronique locale. Le plus frappant est cette embuscade tendue à Maamoura, dans les monts de Dirah, et qui a failli coûter la vie aux trois colonels Ouamrane, Dhilès et Ali Mellah. Ces derniers se trouvaient ce jour-là chez un ami sûr Aïssa Ramdhane qui tenait un moulin dans cette localité. Les trois hauts gradés de l’ALN venaient pour manger et se reposer. Mitraillettes aux poings, ils réussirent à forcer l’encerclement, mais le propriétaire du moulin tombait entre les mains de l’assaillant. Il fut torturé jusqu’à la mort. Cet épisode a rendu plus prudents encore les membres de la cellule secrète. Ce n’est qu’en mai 56 que le jeune militant troque ses vêtements civils contre le treillis militaire. Il fait partie de la compagnie dirigée par Si Belkacem. Mais c’est à la bataille de Sebkha et de Djebel Sahari, du côté de M’Sila, qu’il va prouver sa valeur militaire. Nous sommes en 57 et l’air est étouffant. Cette bataille qui va s’effectuer sur trois fronts durera trois jours. Entre quatre cents et quatre cent cinquante hommes y sont engagés, côté FLN. Du côté de l’armée française, se trouvaient les gros bataillons et les gros moyens : infanterie, blindés, avions… La tactique des responsables de l’ALN a consisté en des accrochages de 10 à 15 suivis de repli. Mais l’inégalité des moyens a fait la différence, les djounoud laissent ce jour-là derrière eux entre cent et cent cinquante martyrs. En 56, la création de la wilaya 6, lors de la tenue du congrès de la Soummam décide d’une chose. En regard de la pauvreté en effectifs de la dernière née, les responsables de L’ALN s’obligent à revoir leur carte militaire. Ainsi la zone 5 de la wilaya 4 qui comprenait Sour El Ghozlane, Sidi Aïssa. Maginot et Berrouaghia, devient zone 1 de la wilaya 6. Mais un an plus tard, elle revient dans le giron de la wilaya 4 sous son nom initial de zone 5. L’arrivée de Si Mhamed dans la wilaya 4 permet à cette dernière de récupérer sa zone. Pas pour longtemps, car la wilaya 6 siphonnée, après la bataille de la Sebkha, la réclame par la voix du colonel si Haouès. D’ailleurs les Messalistes étaient neutralisées dans cette zone grâce au travail remarquable du jeune Saïki muté à Maginot par mesure de discipline. Il n’y avait plus de raison de la garder. En 58, donc, la zone 5 est de nouveau appelée zone 1 de la wilaya 6. Le motif invoqué cette fois est le renforcement des effectifs de la jeune wilaya née à l’issue de ce congrès. Amusé par cette situation cocasse en période de guerre, le commandant Saïki observe, narquois : «c’est une zone de turbulence.» Entre le 6 et le 12 décembre 58, en raison de son grade de capitaine et de responsable du renseignement dans la wilaya 4, il assiste à la réunion des colonels. Il y a Amirouche, Si Haouès, si M’Hamed et Hadj Lahdar. D’autres comme Ali Kafi et les responsables de la wilaya 5 à Oudjda n’ont pu faire acte de présence. La situation va mal. Les armes manquent. L’argent manque. Les katibas manquent d’hommes dans leurs rangs. La population, placée dans des centres de regroupement ne peut plus fournir ni d’aides ni volontaires. Des critiques s’élèvent, accusant le GPRA qui remplace dès le 19 septembre 57 le Conseil national de la révolution algérienne et qui siège à Tunis, d’être loin de la réalité et des problèmes qui se posent dans les maquis. Finalement Si Amirouche et Si Houès sont désignés pour porter les recommandations de cette réunion aux membres du GPRA. Hélas, les deux colonels chargés de cette mission à Tunis vont tomber le 28 mars 59 au Debel Thameur, près de Boussada. Les choses restent en l’état. De fin 58 à 61, le jeune révolutionnaire qui a pris des grades passe de la wilaya 4, dont il devient le responsable du renseignement, à la wilaya 3 où il reste à Miliana jusqu’à 62 et où il reçoit de graves blessures à l’épaule et à la jambe, dont il gardera toute sa vie les séquelles.
De 62 à 64, il devient membre de l’Assemblée constituante et de 65 à 69, il est membre du conseil national des moudjahidine. Lorsque le commandant Tahar Zbiri tente un coup de force, le commandant Saïki est arrêté et mis en prison à Oran où il passe 14 mois. Libéré il vit en marge de la vie politique. En 2004, il fait une entorse à sa décision de ne plus se mêler de politique en faisant, à Bouira, la campagne de Bouteflika, le seul homme qui admire sans réserve et qu’il salue comme «un grand symbole de la révolution» de 54. Hélas, cet officier, devenu lui-même un symbole de la Révolution, nous quittait ce mercredi 21 janvier, emportée par une longue maladie.
Aziz Bey