Les chamboulements économiques et sociaux qu’a connus l’Algérie au cours de ces quinze dernières années, n’ont pas manqué d’avoir des résonnances en Kabylie. Positives -en créant des richesses et de l’emploi-, ou négatives -en altérant dans les villes et les villages une part importante du cadre de vie, ces incidences ont assurément besoin d’être soumises à examen, gérées et, éventuellement, réorientées. C’est que, en agissant sur un territoire qui a ses spécificités géographiques, topographiques, sociologiques et humaines, il n’est pas évident de réussir tout de suite, d’autant plus que le schéma d’intervention demeure prisonnier d’une vision hyper-centralisée qui laisse peu de place à l’initiative locale et à l’implication responsable des populations et du monde associatif. Indubitablement, certains projets de développement et d’investissement lancés au cours de ces dernières années révèlent au grand jour une forme de déficit de maturation; ce qui nous conduit à assister à des blocages ou des retards préjudiciables, comme ceux enregistrés dans la réalisation des pénétrantes autoroutières de Tizi-Ouzou-Djebahia et Port de Béjaïa-Ahnif, de la zone industrielle de Soumaâ, du centre d’enfouissement technique d’Aghrib, de la construction du barrage de Tleta (Oued Bouguedoura), de la zone d’expansion touristique de Tichy-Aoskas (pour laquelle les populations se sont soulevées afin de préserver le cordon d’arbres côtiers menacés par les investisseurs), etc.
Une histoire et une géographie qui n’ont pas fait de « cadeau » aux populations
Ici plus qu’ailleurs -dans une région où un mètre carré de terre pèse son pesant d’or, avec une densité démographique exceptionnelle, la plus forte du pays-, une vision scientifique de l’aménagement du territoire et un dialogue sincère et responsable avec les populations et le monde associatif, sont les pré-requis d’une politique de développement réussi. Des monts des Babors et de l’Oued Agrioun, aux pics du Djurdjura, en passant par la Soummam et les Bibans, le retard de développement, hérité de la colonisation et poursuivi au temps de l’Indépendance, a été à l’origine de migrations internes et externes des jeunes, constituant la force de travail des plaines, des ateliers et des administrations du reste de l’Algérie, et une main-d’œuvre bien appréciée en Europe et particulièrement sur le territoire de l’ancienne puissance coloniale. On ne peut pas, par exemple, s’expliquer le retard mis dans la sécurisation hydrique de la Kabylie. Les barrages de Taksebt, Tilesdit et Tichi-Haf auraient pu être construits une dizaine d’années auparavant, sinon plus. S’agissant spécialement de la wilaya de Tizi-Ouzou, du plan spécial du président Boumediene, il ne reste que des vestiges comme ceux visibles dans le bâti du centre-ville du chef-lieu de wilaya. Les entreprises publiques installées dans l’euphorie du moment et les restructurations agricoles ont subi un sort peu enviable dont le verdict a été symbolisé par le vent de libéralisme ayant soufflé non seulement sur l’Algérie, mais sur l’ensemble des pays à économie dirigiste et administrée. Sur le plan territorial, il y a lieu de mettre en relief l’amputation de la wilaya de Tizi-Ouzou d’un vaste territoire agricole à la suite de la création, en 1984, de la wilaya de Boumerdès. La plaine du Sebaou, allant de Naciria-Bordj Ménaïl à Dellys et Cap Djinet (avec Baghlia et Sidi Daoud), étaient le fleuron de la viticulture, héritée de la période coloniale, flétri par la suite par les politiques irresponsables d’arrachage de la vigne et de collectivisation maladroite. Avec une acuité plus grande que le reste du pays, la Kabylie a subi les transformations économiques et sociales que sont, entre autres, l’éclatement des structures traditionnelles de la société-phénomène qui a commencé avec la colonisation et a pris une grand cadence après l’Indépendance, le démembrement de la propriété les nouveaux horizons ouverts par le système du salariat en Algérie (territoire pétrolier du Sud) ou dans l’ancienne Métropole, ainsi qu’une démographie toujours croissante dépassant de loin les possibilités réelles de la région. Ces nouvelles réalités ont inexorablement conduit à l’abandon progressif du travail de la terre et des métiers artisanaux. Les travailleurs Kabyles sont alors entrés dans la nouvelle logique économique imposée par la marche triomphante du capitalisme mondial. De paysan attaché à sa terre et vivant selon la seule logique du bon sens qu’il en tire, la Kabyle glisse imperceptiblement vers le statut de prolétaire, de plébéien et, lors de l’extrême sévérité du marché de l’emploi, il plonge dans le statut de lumpenprolétariat. Cette nouvelle réalité sociale et économique, qui a pris avec l’indépendance du pays une allure considérable, sera intériorisée et socialisée jusqu’à devenir une donnée naturelle.
Pour une meilleure promotion de la jeunesse
Aux bienfaits induits par le salariat, vont rapidement se greffer les revers de la médaille : la rupture presque consommée avec l’ancien mode de vie (agriculture et artisanat) et la soumission aux aléas de l’emploi moderne. L’aléa le plus visible et le plus dommageable sur le plan psychologique et sur le plan de la cohésion sociale est le phénomène du chômage qui pèse de plus en plus sur la frange juvénile de la société. La neutralisation quasi totale du peu de tissu industriel public implanté dans la région n’a pas pu encore être compensée par l’investissement privé lequel s’est matérialisé ces dernières années par l’installation de petites unités industrielles, particulièrement dans le secteur de l’agroalimentaire. Une véritable plaie sociale s’ouvre alors, jetant dans la marginalité et le désœuvrement des milliers de jeunes que même l’accomplissement du service national ne délivre pas des serres du chômage. Les incidences sur la vie en société ne se sont pas fait attendre : banditisme, violence, agressions, cambriolage, suicide, phénomène « harraga », trafic de drogue, constituent la triste symptomatologie du malaise social. A cela s’ajoute le regard peu amène des camarades nourris artificiellement à la rente paternelle de l’euro. Les chemins vers le désespoir et l’autodestruction sont alors grand ouverts. La politique du microcrédit déployée en faveur des jeunes à travers les dispositifs de l’Ansej, de l’Angem et de la Cnac, a eu ses hauts et ses bas. Elle est devenue prisonnière d’une vision trop volontariste, en manque d’encadrement et d’objectifs. Les créneaux qui ont bénéficié de financement ne sont pas tous des créneaux porteurs. Il y a même des segments saturés, ne pouvant acquérir aucune part de marché qui ont été financés. D’autres créneaux, ayant pourtant des potentialités avérées en Kabylie- à l’image de l’artisanat et de la valorisation des produits du terroir- sont demeurés le parent pauvre de ces financements. C’est que les bailleurs de fonds n’ont pas mené des études dans ces domaines, laissant l’initiative à des propositions venant des porteurs de projets. Évaluer la réussite de ces politiques en termes de nombre de projets, de nombre d’emplois créés, est assurément une fausse piste. Le niveau d’intégration de ces projets dans l’ensemble de l’économie régionale et nationale n’a pas encore fait l’objet d’une évaluation sereine et scientifique.
Donner un contenu à la « démocratie participative »
Outre une politique de la jeunesse -orientée vers la création d’emploi, l’activité culturelle, le renforcement du mouvement associatif-, la Kabylie a un besoin pressant en matière de décentralisation administrative et institutionnelle, la seule à même de prendre en charge les besoins des populations sur les plans économique, social et culturel. Une décentralisation qui ne se limiterait pas à une vision territoriale étriquée, mais qui puisse toucher le cœur du processus de prise de décision. Le mouvement associatif dans la région bénéficie d’une structuration qui peut même en faire bénéficier les assemblées élues et les administrations au grand profit de la population. La « démocratie participative » dont ne cesse de parler le ministre de l’Intérieur, ne peut rencontrer un meilleur terrain d’expression.
Amar Nait Messaoud