On a pris l’habitude de considérer la composition comme marginale en berbère. En réalité, c’est une procédure de formation courante qui a fourni, dans tous les dialectes, des vocabulaires spécialisés.Rappelons d’abord que, par composition on désigne la formation d’une unité sémantique à partir d’autres unités susceptibles d’avoir un fonctionnement dans la langue. Ainsi, en français : timbre-poste, chemin de fer, pomme de terre, chacun des éléments de chaque composé ayant, dans la langue, une existence autonome: timbre, poste ; chemin, fer, pomme, terre.Le critère de mobilité des éléments peut être également évoqué pour définir le composé berbère : alors que les affixes des dérivés n’ont pas d’existence autonome, les éléments du composé se retrouvent à l’état libre. Ainsi en kabyle suffegh « faire sortir » est un dérivé issu du verbe effegh « sortir », le préfixe « causatif » s- n’étant pas autonome, alors que tiferzizwit « mélisse » est un composé, formé de tiferets « aile » et tizizwit « abeille », les deux mots pouvant fonctionner séparément dans le discours.
Les deux types de composésOn distingue, en fonction des modèles de formation, mais aussi du point de vue de la productivité, deux types de composés :-les composés par simple juxtaposition de mots, sans lien syntaxique entre eux, ou composés proprement dits. C’est le cas de timbre-poste, chaise-longue.-les composés par lexicalisation de groupe de syntagmes (ensemble d’unités linguistiques), réunis par une préposition ou composés synaptiques. C’est le cas de chemin de fer, pomme de terre…Cette distinction se retrouve dans les anciens ouvrages de lexicologie et de sémantique, comme le Traité de formation des mots composés de A. Darmesteter (1874) où une différence est faite entre les juxtaposés qui sont les composés proprement dits et les composés où les éléments rapprochés gardent la forme du syntagme.Cette dernière forme de composition a été longuement décrite par Emile Benveniste qui lui a donné le nom de synapsie ou de composition synaptique. Le mérite lui revient d’avoir montré son caractère syntaxique et surtout sa grande productivité. En berbère, la composition par simple juxtaposition d’unités est partout figée et les modèles ne sont plus disponibles pour de nouvelles formations. Il y va autrement de la composition synaptique qui est constamment sollicitée pour des créations. C’est là un fait qui n’est pas propre au berbère mais à la plupart des langues : « Tous les vocabulaires techniques, écrit Benveniste, font appel (à la composition synaptique) et d’autant plus aisément qu’elle seule permet l’unification détaillée du désigné et la classification des séries par leurs traits distinctifs. »
Les composés proprement ditsOn en trouve dans tous les dialectes berbères mais comme nous l’avons souligné plus haut, ils sont tous figés et les modèles ne sont plus disponibles pour la formation d’unités nouvelles. Les composés berbères présentent quelques traits caractéristiques que l’on peut résumer ainsi :1-les éléments juxtaposés renvoient toujours à une seule et même réalité. Le composé commute avec des mots simples : tiferzizwit commute avec ajedjdjig ‘’fleur’’, lwerd ‘’rose’’ etc.2-la relation entre les deux termes du composé n’est pas logique mais sémantique : ainsi, en kabyle, la mélisse, tiferzizwit, n’est pas une ‘’aile d’abeille’’ mais une plante comparée à une aile d’abeille.3-les marques verbales et nominales sont absentes. Le composé présente un caractère archaïque qui s’exprime essentiellement par l’absence d’actualisateur pour chacun des éléments : ainsi, on a tiferzizwit et non deux mots séparés, chacun avec ses marques : tiferet-tizizwit. Les marques du genre et du nombre se rapportent toujours à l’ensemble du composé et non à chacun de ses éléments séparément : ainsi tiferzizwit, pl. tiferzizwa et non tifriwin-tizizwa.
Modèles de composition proprement diteLes deux modèles les plus répandus sont le modèle nom + nom et le modèle nom + verbe : on les retrouve dans tout le domaine berbère et certains composés sont communs.-modèle nom + nom-agh°esmar « mâchoire inférieure » (ighes « os » + (t)amar(t) « menton, barbe »muccbarra « chat sauvage » (mucc « chat », forme disparue en kabyle et remplacée par une autre forme, sans doute d’origine expressive : amcic,) + barra « dehors, extérieur », emprunté à l’arabe) (Kabyle)-ighezdis « côté (corps) » (ighes » os » + idis « côté, flanc » (Maroc Central) ighesdis, même sens (Kabyle)-ikinksu « couscousier » (ikin « marmite » + seksu « couscous » (Chleuh)
Modèle verbe + nom-merez’biqes « pic-vert » ( erz’ « casser » + ibiqes « micocoulier, variété d’arbre très dur ») (K)-mejjghyul « hyène » ( mejj « ronge » + aghyul « âne ») (Maroc Central)-tellghenja « louche habillée en mariée et promenée lors des rogations de la pluie » (tell « envelopper” + aghenja « louche, cuiller à pot ») (Chleuh)
Les composés synaptiquesComme les composés proprement dits, les composés synaptiques combinent des unités mais quatre traits permettent de les distinguer1 – le rapport de composition est immédiatement perçu par les locuteurs : en effet, les éléments du composé sont toujours attestés en synchronie et donc identifiables: contrairement aux composés proprement dits dont l’un des éléments peut ne plus être utilisé (exemple du kabyle muccbarra, cité ci-dessus)2 –les termes conjoints sont toujours séparés par une particule, ou joncteur, absente dans la composition par simple juxtaposition3 –les termes conjoints se conforment aux contraintes syntaxiques et morphologiques synchroniques (voyelle initiale, état d’annexion)4 – les modèles de composition synaptique sont très productifs, contrairement aux modèles de composition proprement dite qui sont figés.
Le modèle de formation est partout identique :nom + joncteur n « de » + nomLe joncteur n » de » est souvent assimilé :-tara bbuccen < tara n wuccen « bryone, plante » (lit. « treille du chacal ») (Kabyle)-tikzinin wwuccen “variété d’ortie » ( lit. : « orties du chacal ») (Rifain)Le touareg recourt à un joncteur plus complexe, démonstratif wa « celui » + n ; fém. : ta + n : -atri wa n teserriî « comète » (lit. « étoile celle de la ligne »)-tallit ta n tasese « mois musulman de chawal, suivant le mois de jeûne », lit. : « mois de celui du fait de boire ».Les éléments formant les composés varient d’un dialecte à un autre, mais dans ce domaine aussi on relève des formations communes ainsi que des termes opérateurs communs, à la base de certains vocabulaires. C’est le cas de uccen « chacal » (ibeggi en touareg), avec le sens de « sauvage » dans le secteur des plantes, tiî « œil » et imi « bouche », avec le sens d’ « ouverture », ixef / ighef « tête », avec le sens de « bout », afus « main », dans le sens de « moyen de préhension » etc.Voici quelques domaines où la composition synaptique fournit des vocabulaires.
Botanique-ibawen bbuccen « lupin », lit. : « fèves du chacal -iles n tfunast « bourrache », lit. « langue de vache »-ayefki n teghyult « cérinthe », lit. « lait d’ânesse » (Kabyle)-aghu n teslitt « euphorbe », lit. « lait de la mariée »-iles ufunas « bourrache », lit. « langue de bœuf »-tamezzught n tili « papillonacée », lit. « oreille de brebis » (Maroc Central)-tinifin n yezgaren « oseille sauvage », lit. « navets des bœufs »-tilkit n wwuccen « bourrache », lit. « pou du chacal »-ad’il n wwuccen « belladone », lit. « raisin du chacal » (Chleuh)
Faune-ad’egal n ehod’ « chauve-souris », lit. « le beau-père de la nuit » (Touareg)-aghyul ggid’ « rinolophe », lit. « âne de nuit » -tagmert n rrsul « libellule », lit. « jument du Prophète » (Kabyle)-aghyul n dzizwa « bourdon », lit. « âne des abeilles »-aghyul n tsk°rin « bécasse », lit. « âne des perdrix » (Maroc Central)
Temps et atmosphère-tislit bbenz’ar « arc-en-ciel », lit. « fiancée de la pluie »-tameghra bbuccen « phénomène combinant la pluie et le soleil en même temps » lit. « noces du chacal » (Kabyle)-agaras n walim « voie lactée « , lit. « voie de paille »-tigemmi n tayurt « halo de la lune », lit. « la maison de la lune »-tit’ n unz’ar « ouest », lit. « l’œil de la pluie » (Chleuh)
Corps humain-adrar bb°afud « tibia », lit. « mont du genou »-tibbura bbudem « tempes », lit. « portes du visage » (Kabyle)-timelli n tiî « pupille », lit. « blanc de l’œil »-tifiyi n tuxsin » gencive « , lit. » chair des dents » (Chleuh)
Objets-azerg n uzdir « meule dormante », lit. « meule du bas »-azerg n ufella « meule volante », lit. « meule du haut » (Chleuh)
Parenté, vie sociale-amghar n tadart « chef, responsable de village » lit. : « chef du village » ( un des rares cas où amghar conserve le sens de « chef »)-tamett’ut n baba « marâtre », lit. « épouse de mon père » (Kabyle) -tis n ti « grand-père paternel » (Touareg)
M.A Haddadou