Extrait de l’allocution de Jack Lang

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«Max Marchand, Mouloud Feraoun et leurs compagnons incarnaient un idéal éducatif qui était celui des Centres sociaux : l’éducation et la formation de la jeunesse algérienne. Ils représentaient aussi l’aspiration à la culture : la présence parmi eux de l’un des plus grands écrivains d’Algérie, est de ce point de vue, significative. Ils faisaient vivre enfin sur cette rive-là de notre “mère’’ Méditerranée les valeurs républicaines, à portée universelle, de liberté, d’égalité et de fraternité, cette fraternité que l’on oublie trop souvent et qui, pour eux, n’était pas seulement le troisième terme d’une devise mais se traduisait dans une action concrète. Les assassins du 15 mars et leurs semblables, ces “corbeaux noirs’’ du Printemps algérois de 1962, adeptes de la force brutale, détestaient fondamentalement la paix, la culture, l’éducation, la République, l’universalité. En abattant ces six hommes dévoués au bien public, c’est tout cela qu’ils voulaient abattre. On comprend l’immense émotion soulevée par cet assassinat. Je la ressens presque intacte, aujourd’hui, dans cette salle. Je me souviens à quel point je fus bouleversé à l’époque lorsque j’appris la sinistre nouvelle. Je me souviens de la fureur que j’ai ressentie avec Claude Bourdet en lisant son éditorial dans “France- Observateur’’ du 22 mars contre “les maniaques du meurtre’’, avec Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Riberioux et beaucoup d’autres. Aujourd’hui, en effet, nous nous souvenons.

Ils étaient des hommes de fraternité ; et la fraternité, aujourd’hui comme hier, doit être vivante et se traduire en acte. Cette fraternité nous impose notamment un devoir face à l’histoire. Je préfère d’ailleurs, comme le fait Pierre Nora, parler non d’un ‘’devoir de mémoire’’ mais d’un “devoir d’histoire’’ ou, comme Paul Ricoeur, d’un nécessaire “travail de mémoire’’. Oui, nous devons savoir regarder ensemble notre passé en face. Ensemble, cela veut dire Algériens et Français : les historiens des deux rives de la Méditerranée doivent procéder à un travail commun d’examen de ce passé partagé, avec tout l’esprit critique nécessaire.

La meilleure façon, aujourd’hui d’aider à la réconciliation de mémoires antagonistes est d’encourager la recherche historique et d’améliorer son enseignement dans le cadre scolaire, et dire hautement aux nouvelles générations ce que fut ce conflit, ce que furent ses désespoirs et ses espoirs.

L’histoire ne se trace que dans la vérité. Ainsi, faire de l’histoire, c’est œuvrer à l’expression, à la compréhension et, sinon à la réconciliation, du moins à la reconnaissance mutuelle de mémoires antagonistes. Agir en ce sens, c’est respecter un devoir d’histoire et d’intelligence ; c’est aussi être fidèle au message de paix et de fraternité que nous ont laissé Max Marchand, Mouloud Feraoun et leurs compagnons».

Source : le magazine Le Lien n°44 Mars 2002

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