La Dépêche de Kabylie : Le développement rural n’est pas à voir comme un simple complément de l’activité agricole (infrastructures de base, transformation de produits agricoles, commercialisation), mais plutôt comme une dynamique de développement global, qu’en pensez-vous?
L’assimilation du rural avec l’agricole est une conception du développement rural typiquement tiers-modiste, étant donné qu’en Occident développé, durant le XIXe siècle déjà, on tenta de remédier au décalage entre les grande villes modernes développées et le monde rural en dégradation au plan économique et, par ricochet, social, et ce en développant parallèlement l’agriculture, l’industrie, les infrastructures, comme éléments de base et l’éducation et la santé, comme éléments de soutien. A cette même période d’ailleurs, d’après J. M. Djian, presque toutes les villes rurales françaises avaient leur musée. Cette confusion, pour le cas de notre pays, ne constitue pas l’unique erreur méthodologique, étant donné qu’on en est toujours à l’idée que le développement est un idéal type à élaborer à partir des ou en référence aux sociétés développées et est un processus linéaire universellement homogène qui se réalise concrètement par l’élite, bon gré ou mal gré l’acteur du site. Bien sûr que si les choses étaient ainsi, l’amorce d’une dynamique de développement serait une tâche facile. La réalité nous montre que le développement au niveau des territoires ruraux est une construction par des acteurs contextuellement situés, en mobilisant l’existant territorial multiple et en faisant jouer ce que j’ai appelé la solidarité agissante au niveau local en vue de réaliser un idéal possible d’être complet. En développement rural plus qu’ailleurs, rien n’est absolu ni insignifiant. Rien n’est absolu, en ce sens que ce qui a été salvateur ici peut être fatal ailleurs, étant donné les spécificités diverses (mœurs, infrastructure, qualité des terres, etc.). Rien n’est insignifiant parce qu’une activité, quelle qu’elle soit, au-delà de la valeur monétaire qu’elle peut procurer, offre la possibilité à celui qui l’exerce d’avoir une occupation, de se valoriser socialement. En France, depuis au moins une dizaine d’années, on subventionne et on exonère des activités juste parce qu’elles produisent ce que A. Lipietz appelle le halo sociétal, c’est-à-dire des retombées positives sur le plan social, comme la réponse à un besoin que ni le marché ni la collectivité ne peuvent satisfaire et l’instauration d’un climat de la communication et de l’échange basés sur la confiance.
Justement, l’Algérie à initié le PPDRI (Programme pour le développement rural intégré) : dans quelle mesure, ce programme pourra-t-il aider ces zones rurales à sortir de la léthargie ?
Le cas du PPDRI est très instructif, parce que le développement, aussi bien scientifique que pratique n’est rien d’autre qu’un processus de correction des erreurs. En 2006, c’est-à-dire six ans après le lancement de ce programme, une étude d’évaluation a été faite au niveau de la wilaya de Bejaia – ayant bénéficié dans ce cadre d’investissements d’un coût global de 1,505 milliard de DA –, qui a révélé que de l’ensemble des agriculteurs, seulement 8% ont adhéré au programme, le taux de consommation des enveloppes est près de 53%. En ce qui concerne les résultats pratiques : aucun impact visible sur l’extension de la surface agricole utilisée, l’autofinancement et le recours au crédit bancaire restent très faibles, les méthodes culturelles traditionnelles sont persistantes, le rendement est toujours tributaire des conditions climatiques, l’emploi agricole permanent a peu progressé, les superficies moyennes ont toutes connu une tendance à la baisse, à l’exception des cultures fourragères. En somme le réalisé est très loin du visé. Ce premier exemple illustre bien les ravages que provoquent les contraintes bureaucratiques, l’absence de sensibilisation, d’étude, d’accompagnement et de planification, dans la mise en œuvre de programme publics de développement qui, pourtant, théoriquement et financièrement, sont prometteurs. Le deuxième exemple illustratif est donné par Tizi-Gheniff et M’kira, deux communes du sud de la wilaya de Tizi-Ouzou, où on a lancé, en 2007, ce qu’on a appelé le programme pilote. Le bon sens ici voudrait que l’on choisisse comme villages pilotes ceux qui ont plus de prédispositions. Les maires des deux communes ont opté pour la logique électoraliste en choisissant arbitrairement leurs villages d’appartenance. Et vu que, comme dirait Balzac, le peuple ne se sent pas obligé de respecter les règles que l’autorité transgresse, la population bénéficiaire de ce programme pilote a vite fait de transformer les aides obtenues en capital-argent. Ceci est donné comme exemple non pas pour pointer un doigt accusateur vers des personnes qui, du reste, ont fait ce que leurs aptitudes leur ont permis de faire, mais pour montrer l’importance de la capacité de bonne gouvernance au niveau local pour réussir le défi de fédérer des aptitudes pour un projet de changement d’une destinée collective. Une fois, en discutant à propos d’activités artisanales comme perspective pour la wilaya de Tizi-Ouzou avec un enseignant – c’est le troisième exemple instructif –, celui-ci s’est mis à me donner ce que cela pourrait représenter au plan de la création d’emplois directs, qu’une étude aurait révélée ; ceci pour dire que c’est dérisoire, donc inutile. Ce qu’il ignore, comme beaucoup de ces aveuglés et complexés par les modèles de l’économie de marché, c’est qu’en économie rurale, même si la valeur marchande n’est pas exclue, c’est la valeur sociétale qui est prégnante.
Pour conclure, comment voyez-vous le développement rural dans le contexte de la Kabylie que vous connaissez bien par vos études antérieures ?
La géographie économique nous enseigne que c’est le réfléchir et l’agir de l’homme qui font que quelques territoires se développent et d’autres non, autrement chaque espace dispose d’un certain nombre d’atouts qui puissent lui servir d’assises pour son développement. En matière de stratégie de développement, on parle même de cette aptitude à faire de ses inconvénients des avantages. Les premiers Français qui ont étudié ce territoire ont décrit son peuple comme étant travailleur ; c’est un atout et une première valeur. Actuellement, les statistiques présentent les wilayas de cette région parmi les meilleures à l’échelle nationale en matière de formation et de création d’entreprises et ce, malgré ce que l’on appelle “le printemps noir” et ses conséquences ; ceci signifie qu’il y a de l’intelligence territoriale. Il s’agira, pour l’amorce d’une dynamique globale de développement rural à ce niveau territorial, de bien identifier d’abord, de (ré)activer ensuite et de faire évoluer enfin les capacités productionnelles de chaque village en mobilisant les compétences et en recourant au travail individuel et collectif et ce, non pas pour permettre à quelques familles de saisir des opportunités pour accumuler le capital-argent, mais pour permettre à la communauté villageoise de passer, à chaque fois, à un type de vie meilleur, à un meilleur être global. En progressant dans la concrétisation des projets particuliers, il est nécessaire de tendre vers l’instauration de normes et valeurs devant assurer l’adhésion du plus grand nombre de personnes au projet permanent de (re)création de cette œuvre collective qu’est le développement d’un territoire rural par et pour ses acteurs. Ceci dit, il est vrai que pratiquement on y est loin de ce possible : on a identifié plusieurs savoir-faire traditionnels dormants, passifs que l’on pourrait rendre vivants, actifs et très profitables en les réactivant ; cela n’est le souci de personne. Le professeur M. Dahmani a, par les promotions de post-graduation qu’il a formées, fait en sorte que presque chaque commune ait un spécialiste en développement local, il a aussi, par un travail très usant d’une dizaine d’années de collecte d’objets traditionnels, fait que chaque daïra puisse avoir son propre musée, mais ça n’intéresse personne des collectivités locales.
Entretien réalisé par Omar Zeghni