«C’est stupide de s’accrocher à une tradition»

Partager

Après l’obtention d’un doctorat en littérature en Irlande, en 2012, Lynda Chouiten rentre au pays et entame une carrière d’enseignante à l’université M’hamed Bougara de Boumerdès. En 2017, elle publie Le Roman des Pov’Cheveux, son premier. Une Valse, son deuxième roman, est édité en octobre dernier. Elle en parle dans cet entretien.

La Dépêche de Kabylie : Dans «Une Valse», votre deuxième roman paru dernièrement, quelle symbolique Chahira, le personnage principal, incarne-t-elle ?

Lynda Chouiten : Chahira incarne la condition féminine pas seulement en Algérie mais aussi un peu partout dans le monde. C’est une femme à qui on a interdit de réaliser ses ambitions. C’est une femme qui était brillante quand elle était à l’école. Son père a jugé qu’elle lisait des poèmes inappropriés, incorrects. Il lui disait chaque fois que ce n’est pas pour cela qu’il l’envoyait à l’école, d’où il finira d’ailleurs par la retirer.

Elle se retrouve alors dans son petit patelin perdu, où elle ne s’entend pas avec son entourage parce qu’elle ne réfléchit pas comme eux. Elle continue alors de vivre en solitaire. Et cela l’a marquée à tel point qu’elle perd un petit peu la raison, puisqu’elle souffre de troubles mentaux. A travers le personnage de Chahira, à travers son destin, je pointe un petit peu du doigt la vie qu’on réserve aux femmes dans un milieu patriarcal.

On y trouve aussi des extraits qui expliquent cette quête de transgression des normes de la société patriarcale…

Celle qui se révolte, c’est surtout Chahira. Les autres jouent en quelque sorte le jeu de la société. Par exemple, il y a le personnage Warda qui se révolte d’une certaine manière parce qu’elle sert à Chahira de mannequin dans le concours de stylisme auquel elle prend part. Mais en fait, Warda, c’est une fille quand même assez conventionnelle. Pour elle, il faut surtout, par exemple, épouser un homme riche, qui lui assurera le confort matériel. Pour le reste, elle pourrait s’en accommoder. Chahira, en revanche, a un caractère entier qui n’accepte pas trop les compromis.

Vous évoquez aussi des moments troublants relevant de l’histoire récente de l’Algérie, l’assassinat d’un chanteur kabyle… Pourquoi faites-vous référence, en particulier, à ces moments dans l’exposé romanesque relatant le parcours d’une femme ?

Tout simplement, ce sont des moments qui m’ont marquée. Contrairement à Chahira, qui découvre cela à travers un regard nouveau, un regard étranger, moi je suis Kabyle. Et j’ai vécu ces événements. J’étais en Kabylie quand Matoub Lounès- je peux le citer- a été assassiné. Cela nous a tous marqués.

Aussi, lors des événements du Printemps noir, j’étais touchée de près, puisque celui qui a été assassiné en premier, Guermah Massinissa, était mon élève. Je l’ai eu comme élève ! C’est vous dire à quel point tout cela m’a bouleversée. Et le rôle d’un écrivain, selon moi, c’est de veiller justement à ce que ce genre d’incidents ne soit pas oublié, pas uniquement pour cultiver la souffrance ou autre… mais pour éviter au possible qu’il ne se reproduise à l’avenir. En parallèle, il y a d’autres événements qui sont évoqués, comme le terrorisme qu’ont connu la Kabylie et encore plus le reste du pays. C’est donc tout à fait normal qu’un écrivain évoque les événements qu’a connus son pays.

Sur le plan littéraire, le caractère satirique de certains extraits du roman n’échappe pas au lecteur…

Absolument. Bien sûr, on se moque du patriarcat, c’est-àdire de la domination de la femme qui continue alors que nous sommes au XXIème siècle. On se moque un petit peu de certaines formes légères, superficielles de militantisme. Aussi, on se moque de certains adeptes de la tradition qui font des choses juste parce qu’elles font partie de la tr adition. Alor s que l’être humain, par essence, doit réfléchir et décider de ce qui est bon dans les traditions et ce qui ne l’est pas pour lui. Personnellement, je trouve un peu «stupide» de s’acharner, de s’accrocher à une tradition juste parce que c’est une tradition.

Nos ancêtres ont beau juger que certaines manières sont bonnes dans une époque de notre histoire, mais à nous de juger si ces façons de se comporter sont encore utiles, belles ou non. Donc, on se moque gentiment des adeptes de la tradition. Et puis aussi, quelquefois, Chahira, le personnage principal, a un certain sens d’autodérision, dans la mesure où elle se moque d’ellemême, de sa maladie surtout. Ce qui est assez salutaire, car cela lui permet de supporter un petit peu son mal.

Par exemple, quand elle essaye de louer un appartement pour habiter seule, et qu’on refuse ou qu’on hésite parce que c’est une femme… seule, elle ironise intérieurement en se disant qu’elle est entourée d’assez d’hommes qui sont en fait les fantômes qui la hantent. Chose qu’elle n’ose pas dire aux propriétaires des apparts, craignant d’être mésinterprétée. Quelquefois, elle prend de la distance par rapport à sa propre maladie qui est pourtant très dure à supporter. Elle use donc du sarcasme et de l’ironie pour appréhender les choses de la vie, ses souffrances…

Toujours sur le plan littéraire, il y a également renvoi à l’absurde dans «Une Valse»…

Oui, absolument. Et c’est là un autre point commun avec «Le Roman des Pov’Cheveux», où le narrateur, qui est un Pov’Cheveu, c’est-à-dire un cheveu, ce n’est même pas un être humain (donc il est forcément méprisé), qui se considère peu malin du fait qu’il n’a pas fait d’études, etc. Et pourtant ce même Pov’Cheveu, qui n’a pas fait d’études et qui se considère parfois comme un simple d’esprit, dit beaucoup de choses profondes et vraies sur la société, sur la condition humaine etc. Et dans mon deuxième roman, avec Chahira, c’est un peu pareil.

C’est une fille qui a arrêté ses études tôt, au lycée ; c’est une simple artisane, comme elle se définit elle-même. Qui plus est, elle est «folle», même si elle ne l’est pas complètement. Et malgré cela, elle nous dit beaucoup de choses, beaucoup de vérités crues sur notre société, sur notre vécu, etc. C’est un peu une autre forme d’absurde. Pour illustrer un peu l’absurdité de la vie, j’avais mis une épigraphe, extraite d’une chanson d’Aït Menguellet, intitulée : «Ch’na yagui dh amehbhoul» dans «Le Roman des Pov’Cheveux».

Grâce à votre deuxième roman, vous avez obtenu le prix Assia Djebar, le 5 décembre dernier. Qu’elle a été votre réaction au moment où vous avez appris la nouvelle ?

Il faut savoir que je n’étais pas présente à la cérémonie de remise du prix. Ce jour-là, j’ai travaillé normalement. Le soir, une fois rentrée chez moi, j’ai pris mon ordinateur pour voir si des vidéos sur l’événement ont été partagées sur les réseaux sociaux. Je me disais aussi qu’il était peut-être tôt- il devait être dix-huit heurespour annoncer le lauréat. Ne me doutant de rien, je me suis installée et j’ai commencé à surfer sur mon compte facebook.

D’emblée, je vois le message d’une amie sur mon mur me félicitant d’avoir obtenu… le prix Assia Djebar. Je m’en étonne mais j’étais encore loin de réaliser ce qui m’arrivait. A mon amie j’ai répondu : «Mais attends ! Tu es sûre ! Peut-être qu’il y a eu erreur». Successivement, les messages de félicitations d’autres amis ont commencé à pleuvoir. C’est là que j’ai commencé à réaliser.

Et bien sûr, c’est avec beaucoup d’honneur et de joie que je recevais tout cela. Ce prix n’est quand même pas rien. Assia Djebar, c’est sans doute la plus grande romancière, du moins algérienne. Elle a frôlé le Nobel ! Et puis c’est quand même une féministe qui a beaucoup évoqué la condition de la femme. Ce que je fais aussi dans mon roman. Et donc ça ne peut être qu’un grand honneur pour moi.

Propos recueillis par Djemaa Timzouert

Partager